L’Atelier Tuffery, le plus vieux fabricant de jeans de France, parie sur une mode « plus responsable »

lozèritage Créée en 1892, la manufacture affiche, 130 ans après, des courbes généreuses. En 2022, l’entreprise a réalisé 3,5 millions d’euros de chiffre d’affaires

Nicolas Bonzom
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Myriam et Julien Tuffery, dans la boutique éphémère de l'Atelier Tuffery, sur la Comédie, à Montpellier.
Myriam et Julien Tuffery, dans la boutique éphémère de l'Atelier Tuffery, sur la Comédie, à Montpellier. — N. Bonzom / Maxele Presse
  • L’Atelier Tuffery, en Lozère, est le plus vieux fabricant de jeans en France.
  • Cette manufacture, aujourd’hui dirigée par Julien et Myriam Tuffery, a été fondée par le maître tailleur Célestin Tuffery, en 1892, pour habiller des ouvriers.
  • L’entreprise affiche, aujourd’hui encore, des courbes particulièrement généreuses : en 2022, les Tuffery ont réalisé 3,5 millions d’euros de chiffre d’affaires. Mais il n’est pas question, pour le couple d’entrepreneurs, de transiger sur l’éthique.

Peu de gens peuvent se vanter de porter un jean à leur nom. Julien et Myriam Tuffery, oui. Ce couple d’entrepreneurs, fervents défenseurs d’une mode durable, est la quatrième génération à porter les couleurs de l’Atelier Tuffery. C’est l’arrière grand-père de Julien, Célestin Tuffery, qui a fondé cette petite manufacture de jeans, en 1892, à Florac (Lozère). Si bon nombre de maisons comme celle-ci ont fermé, emportées par un marché du vêtement toujours plus mondialisé, l’atelier de Florac, lui, est toujours là, au pied des Cévennes.

Et il affiche même des courbes particulièrement généreuses : en 2022, les Tuffery ont réalisé 3,5 millions d’euros de chiffre d’affaires. Ils habillent même, chaque année, toujours plus de Japonais, friands, à coup sûr, de cette histoire familiale. Si les machines à coudre ronronnent encore, à Florac, c’est, aussi, sans doute, parce que les jeans de l’Atelier Tuffery sont exemplaires. Les employés de la petite usine découpent et cousent toutes leurs pièces. Les matières utilisées pour leur fabrication, le coton ou le chanvre, sont françaises, au plus près des Cévennes, pour que l’empreinte carbone soit la plus basse possible. Les délavages sont, aussi, réalisés en France, avec des processus verts.

Dans la boutique éphémère de l'Atelier Tuffery, sur la place de la Comédie, à Montpellier.
Dans la boutique éphémère de l'Atelier Tuffery, sur la place de la Comédie, à Montpellier. - N. Bonzom / Maxele Presse

« Une mode que l’on veut plus responsable, plus éthique, et plus humaine »

« Nous sommes extrêmement engagés dans une mode que l’on veut plus responsable, plus éthique, et plus humaine, confie Julien Tuffery. Mais c’est déjà ce que faisaient mon arrière-grand-père, mon grand-père, mon père et mes oncles. Il y a 15 ans, ils étaient encore considérés comme des marginaux, dans les Cévennes. Des reboussaïres, comme on dit. C’était les dernières paires de mains à fabriquer des jeans en France. Qui parlait, à cette époque, de Made in France, d’artisanat local, et d’une mode respectueuse ? »

La success story des Tuffery débute à la fin du XIXe siècle, quand Célestin Tuffery, un maître tailleur au nez creux, aspire à habiller les ouvriers, venus en masse, dans les Cévennes, poser une ligne de chemin de fer. Il achète alors de la toile Denim, un tissu nîmois, que l’on n’utilise, alors, que pour concevoir des toiles de charrettes, et donne vie aux premiers jeans Tuffery. Aujourd’hui encore, les pantalons de la maison floracoise ont encore, à l’arrière, une poche, fendue en deux parties. Utile, à l’époque, pour ranger des outils. Au même moment, partout dans le monde, des tailleurs jettent leur dévolu sur la toile Denim, et font du jean, petit à petit, le vêtement tendance, pour les travailleurs.

« Qu’est-ce qu’ils font encore, ces gars, à fabriquer des jeans à la main ? »

Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, quand le prêt-à-porter explose, que ce futal devient ultra-populaire. L’Atelier Tuffery connaît, alors, un essor considérable. « Les volumes ont explosé, tout le monde voulait des jeans ! », raconte Julien Tuffery. Et quand les femmes ont, aussi, adopté ce pantalon d’ouvriers, le marché a doublé. « Années 1970, super. Années 1980, super. Et puis… Le grand plongeon, raconte l’entrepreneur. L’Atelier Tuffery aurait dû, comme 90 % des ateliers de textile en France à l’époque, disparaître. C’est presque une anomalie que l’on soit encore là, aujourd’hui. Les grandes maisons qui venaient chercher, en France, une expertise, se sont rendu compte qu’au Maghreb ou en Orient, c’est 10 à 100 fois moins cher. A l’époque, le textile français est ravagé. »

Mais à Florac, le père de Julien Tuffery et ses frères tiennent bon. « Quand je sortais du collège, et que j’allais faire mes devoirs, à l’atelier, les gens se demandaient "Mais qu’est-ce qu’ils font encore, ces gars-là, à fabriquer des jeans à la main ?" », se souvient l’entrepreneur. « Le rêve de mon père, c’était que je ne fasse surtout pas ce travail. Aujourd’hui, il en est fier. » Julien Tuffery et son épouse Myriam, qui ont fait connaissance sur les bancs de l’école Polytech, à Montpellier (Hérault), n’avaient pourtant pas prévu de reprendre la petite entreprise familiale. « Julien a d’ailleurs mis beaucoup de temps à me dire qu’il était d’une famille d’artisans », sourit Myriam Tuffery. « Quand je la draguais, je ne lui disais pas qu’on faisait des jeans, chez moi, non ! », se marre son compagnon.

« Nous avons décliné des chèques à faire tourner la tête »

Après des années de vaches maigres, se pointe, dans les années 2000, un courant à l’encontre du tout mondialisé : le Made in France. On veut, de plus en plus, acheter des produits locaux, et respectueux de l’environnement et de la condition humaine. Portés par ce retour en grâce, l’arrière-petit-fils de Célestin Tuffery et son épouse, malgré leurs carrières de « cadres bien rémunérés », font alors le pari de prendre les rênes de l’atelier. « On s’est dit que c’était le moment, qu’il fallait qu’on y aille », se souvient Myriam Tuffery. « A l’époque, l’entreprise, c’était moins de 80.000 euros de chiffre d’affaires, et deux employés, confie son époux. C’était le péril. Le "génial péril", mais le péril. Aujourd’hui, nous affichons un peu plus de 3,5 millions d’euros, et nous avons passé les 30 salariés. »

Mais la croissance, le couple la veut tranquille. Pas question de faire n’importe quoi de l’héritage familial, sous prétexte de remplir les bons de commande. Courtisé par bon nombre de gros investisseurs, l’Atelier Tuffery les a, pour l’instant, tous éconduits. « Nous avons décliné, avec beaucoup de délicatesse, des chèques à faire tourner la tête. Nous avons besoin d’une grande liberté intellectuelle », confie Julien Tuffery. Les grandes maisons de luxe et les couturiers stars qui ont tapé à la porte de l’usine des Cévennes, ont, aussi, essuyé quelques refus. « Nous ne voulons être le super petit arbre qui va cacher tout le merdier qu’il y a derrière ! », gronde l’entrepreneur floracois.

Alors le couple se bat, pour imposer ses jeans, certes, plus chers (de 129 à 290 euros), mais issus d’un savoir-faire ancestral, et plus éthiques que les autres. « Bien sûr, les clients de Shein, ça mettra sans doute un peu de temps à ce qu’ils deviennent nos clients, explique Myriam Tuffery. Mais, petit à petit… Les jeunes de plus en plus attentifs à qui fabriquent les pièces, et comment. » L’Atelier Tuffery, qui ne vend ses jeans que directement à ses clients, sans aucun intermédiaire, a ouvert une boutique temporaire, sur la place de la Comédie, à Montpellier. A deux pas d’Uniqlo et de C&A, les Tuffery espèrent que les porteurs de toile Denim ne gardent pas les mains dans les poches.