Le Rhin canalisé et industrialisé garde la mémoire de sa splendeur passée
Tourisme fluvial•De cathédrales en châteaux perchés, la navigation sur le Rhin est une lente dérive romantique à travers l’histoire de la construction européenneJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Ligne des batailles entre l’Est et l’Ouest, carrefour des peuples entre le Nord et le Sud : les vocations du Rhin se télescopent sur la carte de l’Europe. Son nom dériverait du celte renos, signifiant cours impétueux. Issu, comme le Rhône, du Saint-Gothard dans les Alpes helvétiques, il conserve la puissance qui a fait sa légende, jusqu’à sa dissolution dans le gigantesque delta néerlandais.
À bâbord, la France. À tribord, l’Allemagne. À moins que ce ne soit encore la Suisse ? Au départ de Bâle, au cœur de l’Europe occidentale, les passagers du MS Symphonie en perdent leur géographie. À l’état naturel, les méandres divagants du Rhin exposaient autrefois d’immenses régions à de terribles inondations. Rien à voir avec son cours moderne, « rectifié » aux XIXe et XXe siècles par des digues et des écluses qui jugulent ses caprices. La croisière sur « le plus noble des fleuves » selon le poète Friedrich Hölderlin, débute ainsi sur une section canalisée en direction du nord, guidée par le massif des Vosges d’un côté et par la Forêt Noire de l’autre.
Après une première nuit de navigation, voici déjà l’Alsace, ses champs de vigne et ses maisons à colombage si photogéniques à Colmar. Le Symphonie retrouve ensuite son port d’attache à Strasbourg, au siège de CroisiEurope. Ce n’est pas un hasard si cette compagnie familiale, pionnière et leader du tourisme fluvial en France, est née en 1976 dans la « capitale européenne ». Strasbourg illustre le rôle fondamental d’un fleuve navigable dans la prospérité des villes situées sur ses rives. Ici, comme à Cologne, les fortunes tirées dès le Moyen-Âge de l’activité portuaire sur le Rhin permirent de réaliser des prodiges, à l’image de ces cathédrales dont on s’émerveille toujours.
Le « Rhin romantique »
Après avoir tranquillement glissé sur la plaine d’Alsace, le fleuve se heurte au formidable obstacle que lui oppose, en Allemagne, le massif rhénan. D’abord hésitant, il oblique vers l’ouest, réduisant son lit pour se frayer un chemin parmi les escarpements. Cette partie ne représente qu’un dixième de la longueur totale du Rhin. Mais que de joyaux ! Sur une soixantaine de kilomètres, entre Mayence et Coblence, la croisière allie le pittoresque des terrasses viticoles et des forêts de chênes au charme sans cesse renouvelé de bourgades idylliques, dominées par des châteaux hantés, des forteresses en ruines et des grottes enchantées.
Sanctuaire du romantisme allemand et classée au Patrimoine mondial de l’Unesco, cette vallée du Haut-Rhin moyen a inspiré de nombreuses légendes. L’une d’entre elles invite les passagers du Symphonie à se réunir sur le pont-soleil pour guetter la chevelure blonde de la Lorelei, à l’approche de Saint-Goar. Parmi les éperons rocheux qui compliquent la navigation sur cette section sinueuse du fleuve, celui de la Lorelei s’élève verticalement à 132 mètres.
Les forts courants induits par cette saillie terrorisaient jadis les bateliers. Saisis par la silhouette sombre du rocher et impressionnés par les échos que renvoient ses parois, ils l’imaginaient hanté par une nymphe dont la beauté et le chant causeraient leur naufrage. En la cherchant, on croirait toujours entendre Heinrich Heine fredonner son chant : « Un batelier naviguant dans son petit bateau / N’en finit plus de la contempler et d’écouter ses mots […] Paix à son âme, il en est ainsi / Le chant de la Lorelei a encore pris une vie. »
L’autoroute continentale
Le Rhin, qui a transporté les poètes, a également attisé les passions, les tourments et les luttes. Combien de guerres et de massacres autour du fleuve avant d’en arriver à cette douceur de vivre ? La recherche obstinée de « frontières naturelles » par la France et la vaillante « garde sur le Rhin » germanique en ont révélé la valeur stratégique. L’Alsace a ainsi connu maintes annexions allemandes. Mayence et Coblence se souviennent, quant à elles, du passage des troupes révolutionnaires françaises, puis napoléoniennes. Le fracas des bombardements résonne encore autour de la cathédrale de Cologne. Et le nom du fleuve reste à jamais associé aux opérations victorieuses des Alliés en 1945.
Toutefois, à ce destin frontalier, le fleuve oppose un souffle unificateur. Dans son récit de voyage Le Rhin, Victor Hugo le rêvait déjà rassembleur, au cœur d’une Europe fraternelle. En abritant le Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’Homme et le Parlement européen, Strasbourg symbolise cette entente pacifique tissée de part et d’autre des eaux.
Le fleuve le plus puissant (2.200 m3/s à son embouchure) et le plus long (1.320 km) d’Europe occidentale poursuit son cours dans une immense région industrielle. En aval de Cologne, le Rhin inférieur est une des voies d’eau les plus fréquentées de la planète. Sur cette véritable autoroute commerciale, les bateaux de croisière cohabitent avec de lourds remorqueurs chargés de containers, d’hydrocarbures, de gaz ou de déchets en tous genres. Arrivé sur le territoire néerlandais, le Rhin se disperse dans un delta connecté au grand port de Rotterdam. Mais au terme d’une navigation sous l’étendard de l’Union européenne, le Symphonie choisi plutôt le bras qui aboutit à Amsterdam. Tolérante et permissive, la « ville aux cent canaux » offre, en effet, mille et une opportunités de festoyer encore à la paix entre les peuples.
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