Alaska : Navigation d’exception vers la dernière frontière des États-Unis
Grand Nord•Le bateau est l’unique moyen d’accès à ces confins nord-américains. Des îles Aléoutiennes aux glaciers d’Alaska : croisière à la découverte d’un environnement aussi grandiose que vulnérableJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Îles Kruzof et Baranof, lac Becharof, détroit de Chelikov… Le plus septentrional des États américains est constellé de toponymes russes. En 1724, le tsar Pierre le Grand confia à Vitus Béring l’ambitieuse mission de cartographier les limites orientales de son empire. Le navigateur danois explora le Kamchatka lors d’un premier voyage, puis dépassa les îles Aléoutiennes lors d’une seconde expédition, avant de parvenir aux côtes déchiquetées de l’Alaska en 1741.
Après des années à sillonner la mer qui porte désormais son nom, Béring, à bout de force, ne resta que trois jours sur le continent nord-américain. Qu’importe ! Son exploit reste gravé dans la légende, avec ceux de Fernand de Magellan, de Christophe Colomb ou du norvégien Roald Amundsen.
Ce dernier est le grand héros des glaces. Son nom s’est donc logiquement imposé à la compagnie norvégienne Hurtigruten pour baptiser le nouveau fleuron de sa flotte. On lui doit en effet la découverte du mythique passage du Nord-Ouest, la conquête du pôle Sud ainsi que celle du pôle Nord. Rien que ça !
Taillé pour les expéditions en milieu polaire, le MS Roald Amundsen est un navire à propulsion hybride, à la pointe de la technologie et du confort. C’est aussi l’un des seuls bateaux de croisière à s’aventurer dans les brumes glaciales de la mer de Béring. Au départ de Nome, à l’extrême ouest de l’Amérique, il embarque cinq cents passagers pour un voyage hors du commun, à la découverte des îles Aléoutiennes, du golfe d’Alaska et du Passage intérieur qui aboutit à Vancouver.
Le Berceau des vents
Les croisières d’expédition Hurtigruten se distinguent par leurs dimensions scientifiques et pédagogiques. Les premiers jours de navigation en mer de Béring sont ainsi l’occasion d’assister à des conférences sur l’environnement et l’histoire de la région.
Spécialiste de l’Alaska, Bernard Derhy raconte aux passagers francophones comment un siècle de domination russe a bouleversé les Aléoutiennes : « Les rescapés de l’expédition Béring vantèrent en Russie l’extraordinaire abondance d’animaux à fourrure dans ces îles. À leur suite, des hordes de trappeurs sibériens débarquèrent, décimant aussi bien les loutres de mer et les phoques que les autochtones. » Apparentés au peuple Eskimo, les Aléoutes étaient environ 25.000 à l’arrivée de Béring. Ils ne sont aujourd’hui que 2.200 à travers l’archipel.
Ces trois cents îles et îlots volcaniques forment un arc tendu sur 1.800 km, entre les côtes de l’Alaska et celles du Kamchatka. Les Aléoutes les appellent le « Berceau des vents ». Et pour cause ! Ces terres primitives offrent le spectacle d’une nature déchaînée.
Inutile de s’inquiéter du temps qu’il fera lorsque le MS Roald Amundsen y parviendra. L’archipel jouit d’une météo invariablement mauvaise. Aucun arbre n’y résiste à la furie des vents. Et lorsque les tempêtes se calment, ce sont des brouillards tenaces qui prennent le relais. L’archipel n’en est pas moins redevenu un havre pour la faune. Désormais protégés, des millions d’oiseaux marins et des milliers de lions de mer se disputent les plages et les falaises de ces véritables « Galapagos du Nord ».
Une faune emblématique
Gorgée de plancton, la mer de Béring nourrit une étonnante diversité animale, mais aussi des pêcheurs et des ouvriers d’usines de conditionnement qui viennent chercher du travail dans les deux plus grands ports du pays, Unalaska et Kodiak. Ces étapes du MS Roald Amundsen offrent aux passagers la possibilité d’admirer le pygargue à tête blanche, toujours en quête d’un poisson à chaparder sur le pont d’un chalutier.
À l’image des animaux à fourrure, ce majestueux rapace a échappé de peu à l’extermination. Choisi en 1782 comme emblème des États-Unis, il a paradoxalement fait l’objet d’une chasse systématique, jusqu’à ce qu’une protection totale lui soit accordée en… 1940 ! Et s’il a récemment quitté la liste des espèces en danger, ce n’est pas encore le cas des loutres de mer ni des phoques.
Sans prédateur et relativement épargnés par les activités humaines, les ours bruns mènent, quant à eux, une vie plus paisible dans le parc naturel de Katmai. Privilège rare : différentes sorties en zodiac sont programmées pour contempler les plantigrades dans cette zone très isolée.
En été, les rencontres sont quasi assurées, mais toujours à bonne distance. Respect et prudence sont en effet de mise. Car malgré leur allure débonnaire, les grizzlis sont les plus grands des carnivores terrestres. Sur l’île de Kodiak, où les rivières pullulent de saumons, ces grands gourmands ont évolué en une sous-espèce pouvant peser plus de 800 kg et courir à 55 km/h !
Nature en péril
Alors que les premiers glaciers se découpent dans la baie de la Résurrection, le MS Roald Amundsen accoste ensuite à Seward. La petite ville porte le nom de l’Américain qui négocia, en 1867, le rachat des îles Aléoutiennes et de l’Alaska à la Russie. Longtemps « Territoire », ces immensités sauvages ne devinrent « État » qu’en 1959 avec, comme drapeau, la proposition d’un jeune orphelin de Seward : la constellation de la Grande Ourse, flanquée de l’étoile polaire sur fond bleu.
Des ours énormes, mais aussi des arbres géants et d’immenses sommets enveloppés de glaciers qui plongent dans la mer où soufflent des baleines : la baie d’Alaska réunit tout ce que la nature fait de grandiose.
C’est au pied du mont Saint-Élie et de ses glaciers scintillants que Béring posa le pied en Alaska. À l’approche de ce colosse culminant à 5.488 m d’altitude, Julien Alex, glaciologue et chef d’expédition de la croisière, tient à sensibiliser les passagers sur les problématiques environnementales de la région : « Les zones polaires sont les premières touchées par l’augmentation brutale du CO2 dans l’atmosphère. En Alaska, les températures moyennes ont augmenté de 1,5 degré au cours des cinquante dernières années. Le thermomètre a même grimpé jusqu’à 33 degrés à Anchorage, en 2019 ! »
Dégel du permafrost, modification des courants aériens et océaniques… On mesure encore mal toutes les conséquences du réchauffement climatique. Mais face aux bouleversements à venir, des solutions viendront peut-être des autochtones d’Alaska, qui ont toujours su s’adapter à des phénomènes météorologiques violents.
Géants verts
Le plus grand des États américains reste aussi le moins accessible. Symbole de ce superbe isolement, sa capitale administrative, Juneau, n’est connectée à aucune route terrestre. Le site a été choisi pour sa position centrale, entre les immensités du Nord et le Sud-Est de l’Alaska qui jouxte la Colombie-Britannique.
Dans le Passage intérieur, qui protège les navires jusqu’à Vancouver, le MS Roald Amundsen croise pour la première fois du voyage d’autres bateaux de passagers. Le retour à la civilisation n’est cependant pas pour tout de suite. Cette voie maritime, qui louvoie sur 800 km dans un dédale d’îles et de fjords, traverse la plus vaste forêt pluviale tempérée de la planète. Peuplée de cèdres, d’épicéas et de thuyas géants dégoulinants de mousse, la forêt nationale de Tongass contient plus de matière organique par hectare qu’une jungle tropicale.
« Jamais je n’avais été à ce point frappé par des paysages défiant aussi désespérément mes capacités de description. » Le naturaliste John Muir, pionnier de la défense de l’environnement et père des parcs nationaux américains, a exploré cette partie luxuriante de l’Alaska.
Les ultimes étapes du MS Roald Amundsen suivent ses aventures de Sitka, l’ancienne capitale russe, à Wrangell, point de départ de la Ruée vers l’or. Écrits à la fin du XIXe siècle, ses Voyages en Alaska célèbrent « le chant du monde ». Une ode écologique que dix-huit jours d’expédition auront suffi à ancrer en chacun des passagers. « Nous sommes dans la montagne, et la montagne est en nous, dans chacun de nos nerfs […], et notre corps, alors, devient transparent comme du verre à la beauté qui l’environne. »