Vous avez interviewé Dominique Cardon, auteur de «La Démocratie Internet»
VOS QUESTIONS•Dominique Cardon, sociologue spécialisé des usages des nouvelles technologies, a répondu à vos questions sur l'évolution de la société à l'ère de l'Internet en ce moment.M.B
L’Internet a changé les règles de la démocratie. Il a introduit des nouvelles manières d’être ensemble, d’interagir et de coopérer dans le monde de l’information et de la politique qui étaient jusque là réservées à la sphère privée. C’est ce que démontre Dominique Cardon, chercheur associé au Centre d’études des mouvements sociaux (EHESS) et au Laboratoire des usages d’ «Orange Labs», dans La Démocratie Internet (La République des Idées, Seuil) et dans Mediactivisites (Les Presses Sciences Po).
«Le Web s’empare des conversations qui n’étaient pas reconnues comme “publiques“ en profitant des nouvelles pratiques d’exposition de soi des individus.» Une chance donc plus qu’un danger pour Dominique Cardon qu’il faut protéger car il y a de plus en plus de tentatives pour normaliser cet espace.
«La neutralité du Net qui interdit de privilégier la qualité du service pour un site plutôt qu’un autre, est contestée, l’anonymat des internautes est de plus en plus remis en cause, (…) la diversité des formes d’expression et de partage risque de se voir écraser par les logiques d’audience», explique-t-il dans son ouvrage.
Pensez-vous que la liberté soit menacée sur Internet? L’Internet a-t-il «ringardisé» l'espace public traditionnel et changé les relations sociales? Le web est-il l'avenir de la démocratie? Dominique Cardon a répondu à vos questions.
Comment avez-vous utilisé internet pour votre enquête?
NIko
Je crois qu'Internet, pour les chercheurs en sciences humaines, peut être à la fois un objet et un outil d'enquête. De nouvelles méthodologies sont encore à inventer pour enrichir, grâce au web, les techniques d'enquêtes habituelles que sont le questionnaire et l'interview. Avec des collègues de la FING et de Faber Novel, nous avons par exemple lancés il y a deux ans un jeu-enquête en ligne sur la question de la pudeur et de l'impudeur en ligne (http://sociogeek.com) en demandant aux enquêtés de jouer à choisir des amis en fonction de critères d'interrogation spécifiques et de se positionner dans un choix de photographies. Par ailleurs, pour les sociologues, il devient de plus en plus pertinent de travailler avec des informaticiens et des spécialistes de théorie de graphes pour interpréter les réseaux de sites, de personnes, de goûts, etc. de l'internet.
Est ce que vous pensez que la monétisation du web perturbera les avancées que cela apporte à la démocratie? La monétisation du web est-elle vraiment une bonne chose? Mais le web peut-il continuer à se développer de façon exponentielle sans générer d'argent?
marc
Depuis l'origine le web non-marchand et le web marchand se sont développés à la fois côte-à-côte et l'un contre l'autre. C'est presque une dynamique conflictuelle et créatrice qui s'organise entre ces deux mondes. L'internet marchand a en fait besoin de l'existence d'un internet non-marchand à ses côtés (ce que les économistes appellent une externalité positive).
Comment ne pas se poser de question sur l'avenir "libre" du web avec les attaques incessantes de certains gouvernements sous prétexte de lutte contre le terrorisme ou la délinquance sexuelle!
Qui peut croire que le fait de poser un mouchard dans son ordinateur soit un signe de liberté? Qui peut croire que le fait de donner tout pouvoir aux "marchands" de l'audiovisuelle et toute restrictions aux acheteurs soit un encouragement à la liberté du net. Et surtout qui peut croire que lorsqu'un gouvernant juge que tout internaute est un pirate en puissance, on puisse rester dans la liberté et dans l'anonymat nécessaire à l'exercice de la liberté!
Et vous, qu'en pensez vous monsieur Cardon?
Chti Guevara
Oui je comprend vos craintes, mais il ne me semble pas que la situation actuelle de l'Internet soit aussi dramatique que celle que vous décrivez. Il faut être très vigilant, favoriser et développer la critique afin de contredire les risques d'une surveillance globale, étatique ou marchande. Cela passe notamment par une politique éducative auprès des internautes afin d'utiliser au mieux les outils de l'Internet pour se protéger et comprendre les nouveaux risques.
Si une instance privée ou gouvernementale ouvrait tous vos courriers et vos colis afin de vous "protéger", ne crierez-vous pas, à juste raison, au scandale ? C'est pourtant ce qu'hadopi et tout ce qui va suivre envisage... Ne serait-ce pas le début de la fin de la liberté ?
Hal13
Oui c'est le risque qui a été pris avec la mise en place des dispositifs de l'Hadopi. Et il faut être très vigilant sur ces aspects.
La rumeur a certainement toujours existé dans l'histoire de l'humanité. Mais le Web est un immense amplificateur qui le diffuse au niveau planétaire et non plus local.
Question : Quelqu'un monte et diffuse, en utilisant le Web, des fausses accusations extrêmement graves contre un individu avec pour objectif de briser une carrière ou une vie. Quelle est votre proposition pour encadrer les abus?
anti-anti
C'est un des effets de l'élargissement de la parole publique sur Internet. On peut y trouver toutes sortes de propos, faux, scandaleux, racistes, diffamatoires, mais aussi poétiques, drôles, subtils, pertinents, etc. Simplement, c'est un des arguments qui est coeur de mon livre, si tous ces propos sont effectivement accessibles sur le web, cela ne veut pas dire qu'ils ont la même visibilité. A la différence de l'espace public des médias traditionnels (presse, radio, télévision), tout ce qui est publié sur le web n'a pas la même visibilité. Ce sont les internautes eux-mêmes qui, en faisant des liens vers telle ou telle information, font remonter certaines information dans la hiérarchie des moteurs de recherches et dans les zones de hautes visibilité du web. Les propos idiots, faux ou diffamatoires restent généralement en bas de ces hiérarchies et ne sont pas ou peu vus pour qui ne les recherche pas explicitement. Par exemple, une rumeur sur un fait d'actualité faux est souvent démentie très rapidement par les internautes eux-mêmes.
La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres.Elle le devrait, même sur le Web... Je suis d'avis que la critique ne suffit pas. Il convient d'apporter alors une autre solution que celle critiquée. Préconisez-vous l'anarchie totale ? Le terme employé de "auto-organisation des citoyens" me semble bien utopique ou très idéaliste. Un individu prend un livre ou un disque dans une boutique et sort sans payer : c'est un vol, il peut logiquement être arrêté et condamné.
Un individu télécharge illégalement ce même livre où disque sur internet : Quelle est votre proposition?
anti-anti
Je comprend bien cette critique et, il est vrai qu'elle est parfois justifiée. Internet favorise la vigilance critique, le contrôle des dirigeants, l'ironie un peu distante et moqueuse à l'égard des autorités. Mais je crois aussi que le développement d'une sphère d'autonomie et de liberté de jugement est essentielle à la démocratie. Par ailleurs, on ne trouve pas que de la distance critique sur Internet. Il y a aussi beaucoup de propositions, de productions, de construction d'alternatives, etc. Wikipédia en est un exemple, les débats participatifs et les blogs experts sur environnement, la finance internationale ou tout autre sujet en sont des exemples. Il faut aller les chercher et les lire...
Le débat sur le téléchargement me semble être une toute autre question. Certes, il y a du téléchargement, mais aussi beaucoup de musiques en licence libre, de remix, de création qui sont faites par les internautes à partir des savoirs, des photos, des musiques des autres...
Vous parlez d'un changement de la politique grâce à internet. Ne pensez-vous pas que ce soient plutôt les mouvements alternatifs (parti pirate, etc) et d'opposition qui aient utilisé l'outil au mieux plutôt que les hommes au pouvoir?
Melanie
Oui, c'est ce que font apparaître beaucoup de travaux, ceux de Fabien Granjon notamment, sur les usages militants de l'Internet. Du fait de sa souplesse, de son caractère horizontal, de la vitesse des échanges, etc., Internet a constitué un outil beaucoup plus adapté pour les mouvements sociaux, les petites organisations, radicales ou expertes, que pour les partis, les syndicats ou les grosses ONG. Dans l'histoire d'Internet cette différence a été très sensible. Par exemple, les militants du mouvement alter-mondialiste qui avaient besoin de se coordonner entre organisations différentes à travers le monde ont fait un usage très important et très agile du réseaux des réseaux (par exemple dans l'organisation le 15 février 2003, de la première "manifestation mondiale" contre la guerre en Irak). Mais aujourd'hui, avec la campagne Obama par exemple et d'autres expériences de créations de communautés militantes en ligne comme la Coopol, on voit que des organisations partisanes arrivent aussi à organiser une partie de leur communication et de leur travail de mobilisation sur le web. Mais ce qui importe dans ce cas, c'est d'ouvrir l'espace, un peu fermé et clos sur lui-même des militants, vers les autres internautes afin que la discussion politique transpire vers la société.
Qu'est ce qui a fait que le web est passé d'un espace "déconnecté" où les gens passionnés passaient des heures loin de leur quotidien, à un outil dont tout le monde parle au jour le jour?
HubertR
Les usages d'Internet se sont massifiés et, donc, démocratisés. On est loin aujourd'hui d'un Internet de spécialistes, de chercheurs, de hackers, d'artistes et de fondus de discussion en ligne tout azimuth. Ces usages passionnés du réseau n'ont pas disparu du web. Simplement ils sont un peu recouverts par l'arrivée massive des usages ordinaires, quotidiens, professionnels, populaires du réseau des réseaux. La conséquence de cela est que la représentation du web comme un territoire isolé et séparé du monde réel s'est transformée. Pour les pionniers, Internet était une terre virtuelle, séparée du réel et du quotidien, sur laquelle il était possible de s'isoler pour essayer d'inventer et de construire d'autres monde possible. Désormais, Internet est profondément entrelacé à la vie réelle, quotidienne, des personnes. Il s'est inséré dans de nombreux domaines, les pratiques culturelles, les conversations avec les amis, le travail, la recherche de l'âme soeur, etc. On parle beaucoup de monde virtuel, mais je crois qu'il n'y a rien de plus réel qu'Internet dans la vie des utilisateurs.
Bonjour, Pensez vous qu'un jour internet permettra à tous les citoyens de donner son avis / son aval sur les lois, les directives du gouvernement...une sorte de démocratie directe, un peu comme L'Ecclésia à l'époque grecque ?
Max
L'idée qu'Internet puisse être un outil de démocratie plus directe et plus consultative est en germe dans l'histoire de l'Internet depuis très longtemps. Pour l'instant, on observe cependant peu d'expériences très probantes de ce mode de consultation des citoyens par les institutions publiques. Je crois qu'une des questions essentielles est de séparer l'idée d'utiliser Internet pour faire voter les citoyens, ce qui supposerait une consultation représentative de la population électorale, ou bien pour faire débattre les citoyens d'enjeux de politique publique. Je n'ai pas l'impression qu'Internet puisse réellement faire la première chose, en revanche, il me semble beaucoup plus pertinent pour la seconde.
Selon vous, à partir de quel moment internet a changé les relations entre sphère publique et sphère privée?
martine
Il est difficile de dater précisément la chose, mais sans doute peut-on dire que l'arrivée des réseaux sociaux de l'internet à partir de 2005 a modifié le partage entre espace public et espace privé. Un nombre très important d'usages de l'internet (Skyblog, Facebook, etc.) ont lieu dans un espace que j'appelle en "clair obscur", à la fois privé et public. Les internautes ont l'impression de s'adresser à un petit groupe, leurs copains, leurs amis, un petit réseau, alors que leurs propos soient accessibles à tous. Il existe une porosité nouvelle entre Internet comme média de masse et Internet comme outil de communication interpersonnelle.