Alsace : On se les gèle et c’est tout benef pour… le vin de glace
complètement givré•Les vendanges ne sont pas terminées pour tout le monde car en Alsace, certains viticulteurs ont fait le pari de laisser du raisin sur pied pour qu’il givre. Le but : en faire du vin de glaceGilles Varela
L'essentiel
- Alors que les températures sont largement descendues dans le nord-ouest ces derniers jours, il y a en a un pour qui c’est le pied : le vin de glace.
- Le vin de glace ? Un vin confidentiel originaire d’Allemagne et produit en Alsace à partir de raisins gelés naturellement.
- A la clé, un nectar liquoreux aux effluves de mirabelles et d’épices. Les viticulteurs qui se sont lancés dans l’aventure nous en disent plus.
«Une petite douceur pour la route ? » Dit comme ça, on semble parti pour un digestif festif façon pépé. Et pourtant. Le vin de glace est un breuvage alcoolisé exceptionnel et rare, qui satisfait surtout les amateurs éclairés de vins liquoreux. Ceux qui apprécient tout autant le difficile procédé et les efforts pour l’obtenir que sa saveur douce et fruitée, mais paradoxalement acide.
Le vin de glace ? Rien à voir avec un verre laissé au congélo, on parle ici d’un vin confidentiel produit à partir de raisins gelés naturellement. Un raisin vendangé tardivement en cette mi-janvier 2024, alors que les températures sont descendues - c’est la condition sine qua non - au-dessous de - 7 °C en France, et même - 9° C en Allemagne. Le processus de fabrication, datant de la fin du XVIIIe siècle, vient justement d’Allemagne (et d’Autriche), où il est appelé « Eiswein ». Le Canada, premier producteur mondial, l’appelle quant à lui « Icewine ». En France, météo oblige, c’est principalement en Alsace qu’il est produit, généralement sous l’appellation de cuvée spéciale donnée au choix des exploitations.
Un pari sur la météo
Dans le petit village bas-rhinois de Dambach-la-Ville, Eric Kamm, jeune viticulteur de l’exploitation familiale Vins d’Alsace Jean-Louis et Eric Kamm, n’a pu sortir cette année que 50 litres de vin de glace. Soit quatre fois moins qu’en 2020, sa dernière cuvée. Une petite réussite tout de même quand on sait que beaucoup d’autres vignerons ont carrément lâché l’affaire. Il faut dire que produire ce nectar est un véritable pari sur la météo, et par ricochet sur les finances de l’exploitation. Car laisser les grappes de raisins sur pied jusqu’en janvier en espérant des températures nettement négatives, c’est risquer de les voir pourrir avant sous les pluies d’automne. Ce qui était le cas cette année.
Dans la famille Kamm, on a choisi, comme chaque année, de forcer le destin en réservant une quinzaine d’ares (sur les 7 hectares que compte l’exploitation), sur du granit. L’avantage ? Les sols sont très filtrants. « Ça permet vraiment d’évacuer l’eau et d’éviter la pourriture acide, une belle aération », précise le trentenaire, qui a déjà produit quatre cuvées par le passé.
Cette année donc, l’exploitation Kamm a sauvé les meubles et produit une petite centaine de bouteilles de 50 cl. Au total, 80 % de la récolte a été perdue. « Mais ça fait partie du jeu, c’est comme ça, on gagne, on perd », confie, un brin fataliste, le viticulteur. Une perte due à la pluie, mais surtout au gibier et aux oiseaux malgré les filets censés protéger la vigne. « Ils ont tout nettoyé ! Pour le gibier, comme ils n’avaient plus rien à manger, ils ont compris qu’il y avait encore du sucre dans les vignes, la forêt n’est pas loin. Pour eux, cette parcelle, c’était un 3 étoiles ».
Une appellation qui ne dit pas son nom
Nous voilà donc en présence d’un vin d’exception, vendu généralement dans les 100 euros les 50 cl en Alsace, et dont le nom même est chargé de mystère et de droits réservés. A tel point qu’il est impossible de le trouver mentionné sur l’étiquette d’une bouteille française, car l’appellation est protégée en Allemagne. Du coup, en Alsace, c’est un peu moins glamour. « On parle d’une sélection de "grains nobles", on n’a pas de législation pour ces sélections de grains, explique depuis Eguisheim, dans le Haut-Rhin, Mathieu Ginglinger, du domaine éponyme. Lui-même avait appelé sa cuvée spéciale Clair de lune, un Gewurztraminer, un vin de glace donc, en 2007, sa dernière en date. On n’a pas l’usage d’écrire Vin de glace, mais on expliquait aux gens que c’était vendangé de la même façon », sourit le viticulteur.
Un vin de niche, aussi. Parmi ceux à avoir tenté un jour l’aventure, on compte Yves Amberg, viticulteur à Epfig. L’Alsacien s’était lancé en 1994 puis avait réussi trois cuvées…. Sa dernière tentative, loupée en l’an 2000, l’a dissuadé de continuer. « Mais pourquoi pas, un jour, renouveler l’expérience ? ».
Avant de boire, il faut transpirer
Mais avant de coller l’étiquette, parlons vendanges. Vendredi dernier au petit matin, alors qu’il faisait encore nuit, éclairée par des lampes frontales et les phares des tracteurs à l’arrêt, une petite tribu d’amis s’activait dans les vignes d’Eric Kamm. Le matériel ayant été rangé depuis quelques semaines, l’équipe a ressorti le petit pressoir à main en bois. « On n’allait pas ressortir les gros pressoirs pour si peu de quantités. En même temps, ça fait un peu partie du folklore », se réjouit Eric Kamm.
Pourquoi tous ces tracas ? C’est un challenge, une autre vision de la vinification et de la concentration du raisin. Il détaille : « A la place d’avoir une déshydratation de la baie par un champignon, là, on ajoute une cryoconcentration (le froid), ce qui permet de geler les parties les plus riches du raisin. Quand on le presse, les parties liquides qui vont couler sont les plus riches comme le gras, l’arôme, l’acide aussi. Et quand ça coule du pressoir, ça fait une sorte de miel, un jus épais », image le viticulteur.
Vient alors le temps du repos, enfin presque. « On laisse fermenter naturellement pendant plusieurs années dans une barrique en bois, car on travaille en bouteille sans filtration, sans ajout de sulfites, rappelle le vigneron, dont l’exploitation est labellisée bio. Le sucre se transforme en alcool, ça monte très haut. L’alcool va tuer les levures présentes naturellement sur le raisin, on essaie de trouver un bon équilibre, une harmonie naturelle entre le sucre et l’alcool. On laisse place à l’inconnu, d’une cuvée à l’autre. »
Au final, sur la table des gourmets, un vin aux alentours des 15° d’alcool avec une couleur orangée, dorée, celle d’un Gevert non filtré. Au goût, un vin très aérien, « très minéral grâce au sol de granit, très tendu, salin, avec une structure fraîche, nerveuse en bouche. » Un petit côté fruit confit aussi, ajoute un Eric Kamm intarissable, avec « un côté quetsche, mirabelles, de pomme très mûre, et en même temps un peu les épices du haut Gewurzt. Un côté légèrement torréfié et boisé de la barrique et cette acidité qui emmène le vin jusqu’au bout, qui ne va pas s’aplatir, pour le rendre très digeste bien que ça soit un vin liquoreux »… Bref, les connaisseurs comprendront. Nous, à 20 Minutes, on s’est régalé.