L’Irlande possède la plus longue et la plus belle route côtière qu’un voyageur puisse rêver
Roadtrip•L’île émeraude des saints, des moutons et des écrivains est un pays de routes enchantées, baignées d’embruns et de mousse de bière brune, le long du Wild Atlantic WayJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Des collines à perte de vue. Un ciel grandiloquent qui change en un clin d’œil. Et la chaleur des pubs où la musique réveille des forces élémentaires… Comme l’a écrit le spécialiste français de la culture celtique Jean Markale, l’Irlande « sue la poésie par tous les pores de ses sources, de ses lacs, de ses vallées ». Voyager sur ses routes luisantes de pluie, ce n’est pas seulement pousser jusqu’à l’extrême ouest de l’Europe. C’est aussi remonter le temps, retrouver un ancien type de fraternité, un autre rapport au monde. Inutile de préparer avec soin son itinéraire dans ce pays où l’imprévu est au détour du chemin. Mieux vaut choisir une région et la sillonner tous azimuts, au gré de sa fantaisie.
Le Wild Atlantic Way, qui fête en 2024 ses dix années d’existence, est le plus long itinéraire côtier du monde : 2.400 kilomètres de plages, de falaises, de pâturages et de vielles pierres. Entre Galway et Sligo, cet Ouest irlandais semble avoir été spécialement dessiné pour l’errance contemplative. On s’égare cinq fois par jour dans cette région où la langue gaélique chante encore la mémoire des siècles. Ténèbres océaniques à gauche, lande vert électrique à droite. La route serpente dans la campagne rocailleuse du Burren jusqu’aux falaises de Moher, où le paysage tombe à pic dans la houle. Une muraille longue de huit kilomètres, sur laquelle l’Atlantique se déchaîne à grands coups de boutoirs.
Le lendemain, dans la baie de Galway, Inis Mór brille au soleil neuf d’un ciel lavé à grande eau. La plus vaste des îles d’Aran inspira notamment l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier. « Dans ces paysages faits de peu, je me sens chez moi. » Ce « peu » est constitué de vent et de murs. Nulle part ailleurs dans le monde l’Homme n’en a construit autant. Des murets de pierres sèches qui quadrillent le paysage en une multitude de parcelles. Dans ces enclos, des sillons creusés dans le socle calcaire, couverts de couches successives d’algues et de sable, ont permis d’obtenir de petites pièces de terre arable. C’est ainsi qu’au fil du temps, les immenses cailloux que sont les îles d’Aran sont passés du gris au vert.
De retour sur les routes de l’Ouest, ciré et bottes sont indispensables pour qui souhaite mettre le nez hors de sa voiture. Au Connemara, l’eau prend toute la place, de la terre jusqu’au ciel. Entre deux averses : du crachin, du soleil, des arcs-en-ciel et du brouillard. Le tout, parfois, en moins d’une heure ! L’Irlande, disait Bernard Shaw, « c’est avant tout un climat ». Un climat qui détermine les plus beaux ciels du monde, et qui façonne aussi la terre. Car c’est une particularité du pays que cette tourbe, qui donne aux vallées leur couleur de tweed. Ce couvercle végétal, qui met des millénaires à se former, a constitué la principale source de chaleur des Irlandais avant qu’une directive européenne en interdise l’exploitation.
Un passé très présent
Au nord du Connemara, le comté de Mayo n’a pas bénéficié d’un hymne à la gloire de sa « Terre brûlée au vent des landes de pierres… ». Et pourtant, lui aussi décline à l’infini les nuances de vert. Au grand bonheur des moutons ! On les aperçoit, ces petits flocons blancs, éparpillés selon leur caprice au flanc de la vallée Doolough ou en bord de chaussée, indifférents aux voitures qui les frôlent en filant vers Croagh Patrick. C’est sur ce relief qu’en l’an 441, l’évangélisateur Saint Patrick passa quarante jours et quarante nuits à prier et à jeûner. Il en profita pour chasser tous les serpents et autres bêtes venimeuses du pays. Un miracle que des milliers de pèlerins célèbrent en prenant d’assaut la montagne le dernier dimanche de juillet.
Sur la grande île d’Achill, reliée au Mayo par un pont si court qu’on ne le remarque même pas, d’autres couleurs osent contester au vert son monopole : fleurs roses du rhododendron, fleurs mauves de la bruyère, fleurs jaunes de l’ajonc… Sans oublier « la fleur d’indigence, la seule qui ne se fane jamais » d’après Chateaubriand. En effet, cette lande bigarrée a connu la Grande Famine dont les stigmates restent visibles dans le village abandonné de Slievemore. Le mildiou ayant anéanti plusieurs récoltes de pommes de terre, un million d’Irlandais succombèrent et autant émigrèrent entre 1846 à 1850. Pourquoi ne se sont-ils pas tournés vers les ressources de la mer ? C’est un de ces mystères propres à l’Irlande.
L’île émeraude s’est tout de même retrouvée aux avant-postes de l’Histoire à deux reprises. Au Moyen-Âge d’abord, entre les Ve et IXe siècles, lorsque l’on rencontrait un saint derrière chaque rocher. Puis au tournant du XXe siècle, quand ses écrivains émigrés réinventèrent l’identité nationale. Dans le comté de Sligo, la tombe du dramaturge William Butler Yeats est un autre lieu de pèlerinage. On peut y lire « Jette un regard froid sur la vie, sur la mort, cavalier, et passe ton chemin. » Bernard Shaw, Oscar Wilde, John Synge, James Joyce, Liam O’Flaherty, Samuel Beckett… La liste des génies littéraires irlandais n’en finit pas. Mais quoi de plus normal sur une île où la vie dépasse souvent la fiction ?
Le brouillard comme la boisson n’aident pas à y voir plus clair. Le whiskey, avec un « e », est l’eau-de-vie historique du pays. Mise au point dans les monastères du XIe siècle, cette distillation de malt aurait obtenu sa première licence officielle à Bushmills, en 1608. L’autre élixir national est la Guinness, cette bière brune qui se consomme de préférence à température pour réchauffer les cœurs et mieux de délier les langues. On ne peut clôturer le séjour sur le Wild Atlantic Way sans en avoir savouré quelques pintes dans les pubs de Sligo. En fin de journée, ces antres condensent toute l’âme de l’Irlande. Et inutile d’avoir lu Yeats ou Joyce pour participer à la fête. Ici, un étranger ne reste jamais longtemps tout seul.
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