En Arctique, le passage du Nord-Ouest donne accès, deux mois par an, à d’immenses régions encore inexplorées
Expedition•Naviguer de l’Atlantique au Pacifique à travers les territoires inuits du Canada septentrional permet de revivre une des plus extraordinaires aventures de l’histoire maritimeJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Depuis 1906 et l’exploit du norvégien Roald Amundsen, seulement 393 bateaux sont parvenus à franchir le mythique passage du Nord-Ouest, dont à peine 83 transporteurs de passagers. Ces derniers se comptent, cette année, sur les doigts de la main. Et le MS Fridtjof Nansen en fait partie. Selon son commandant Bent Ivar Gangdal, « cette croisière est la plus délicate à opérer pour la compagnie HX, mais aussi la plus excitante ». Une véritable expédition à la limite du monde connu, dont l’itinéraire reste à la merci des glaces.
L’Arctique canadien, c’est le froid, l’immensité, la solitude… Un entrelacs d’îles, de péninsules, de baies et de chenaux verrouillés par la banquise dix mois sur douze. Qu’est-ce qui a donc bien pu pousser les hommes à se risquer dans ce dédale boréal ? Une obsession : trouver « le passage » ! Cette voie navigable entre les océans Atlantique et Pacifique, les explorateurs l’ont cherché depuis le XVIe siècle. Elle seule aurait alors permis d’éviter le redoutable cap Horn pour passer d’un côté à l’autre du continent américain.
Avant Amundsen, toutes les recherches d’une voie navigable vers l’ouest avaient échoué. Chacune d’elles avait toutefois permis de combler des vides sur les cartes. En 1497, le voyage de John Cabot jusqu’à l’actuelle Terre-Neuve fut le préambule de cette formidable épopée. C’est aussi en essayant de rejoindre l’Asie que Jacques Cartier découvrit l’embouchure du fleuve Saint-Laurent en 1535. D’autres courageux tentèrent leur chance, sans plus de succès : John Davis en 1585, Henry Hudson en 1607, William Baffin en 1615, Luke Foxe en 1631…
Il fallut attendre le XIXe siècle pour que les Anglais, victorieux des guerres napoléoniennes, engagent leur puissante Navy dans cette quête. En 1818, John Ross fut le premier à reprendre l’exploration maritime au nord du Canada. Lorsqu’il pénétra dans le détroit de Lancaster après quatre années de recherche, le passage était là, tout près. Mais invisible dans la glace. Le navigateur n’osa pas pousser plus avant. Il rentra bredouille en Angleterre, mais avec un équipage au complet. Les suivants n’eurent pas tous cette chance.
Au mois d’août, à ces latitudes septentrionales, le soleil ne disparaît quasiment pas derrière l’horizon. L’équipe d’expédition encourage donc les passagers à quitter le confort de leurs cabines pour les ponts extérieurs. Frissons d’émotion lorsque apparaissent les premiers icebergs ! Le thermomètre n’affiche que deux degrés au-dessus de zéro, et il suffit de quelques minutes face au vent pour concevoir ce que les pionniers de l’exploration ont dû endurer. Ici, la nature renvoie l’Homme à sa modeste dimension.
Au nord du monde, pas question de se laisser aller. Tous les sens sont en éveil. À l’affût de la beauté, mais aussi du danger. Le bateau glisse sur un éther de couleur indécise quand le choc de la glace contre la coque déchire le silence. Les passagers, d’abord perplexes, sont vite rassurés par Alex McNeil, le directeur des expéditions chez HX : « Le Nansen peut affronter les pires conditions de mer et percer jusqu’à un mètre de banquise. Tous les scénarios ont été envisagés, avec des plans B et même C pour chacun d’eux. »
La compagnie norvégienne n’a pas choisi au hasard le nom de son vaisseau-amiral. Dans les années 1890, les différentes expéditions de Fridtjof Nansen ont repoussé les limites de l’exploration polaire. Sa tentative d’atteindre le pôle Nord en laissant son bateau dériver avec la banquise a fait avancer les techniques d’adaptation au froid et a influencé des générations d’aventuriers. « Il n’y a pas de mauvais temps, que de mauvais équipements. » À la fin de sa vie, le Prix Nobel de la Paix lui a été décerné pour sa défense des réfugiés de guerre auprès de la Société des Nations.
Cet esprit d’innovation et cet engagement ont inspiré la conception du Nansen. Inauguré en 2019, ce navire à propulsion hybride est à ce jour le plus vertueux du monde. L’assistance de moteurs électriques lui permet, en effet, de réduire son empreinte carbone de 20 %. Lors des opérations de débarquement, il ne jette pas l’ancre, mais maintient sa position par satellite. Et quand les données cartographiques viennent à manquer, le commandant Gangdal envoie un drone sous-marin sonder les hauts-fonds.
L’appel du Grand Nord
Celle qui fut longtemps appelée Meta Incognita Peninsula, la Très Grande Péninsule Inconnue, est en fait une île, la plus grande du Canada, la cinquième du monde. Cette île nommée Baffin est à l’image de la province la plus récente et la plus septentrionale du pays : le Nunavut. « Notre terre » en langue inuktitut. Aucune route goudronnée. Les seules voies pour y accéder restent aujourd’hui encore les airs, ou la mer, à la débâcle. Le navire l’aborde par Pond Inlet, la porte d’entrée du passage du Nord-Ouest.
En 1999, les Inuits du Canada ont obtenu l’autonomie sur cette portion de leurs terres ancestrales. Une première pour un peuple autochtone du Nouveau-Monde ! Avec un Premier ministre, un gouvernement et une assemblée législative élue, le fonctionnement du Nunavut est comparable à celui de toutes les autres provinces de la fédération. À une nuance près : la plus faible densité du monde, derrière l’Antarctique et le Groenland. Deux millions de kilomètres carrés, soit quatre fois la France pour moins de quarante mille habitants.
Sur les îles Devon et Somerset, le Nansen remonte le fil d’une tragédie qui hante toujours les brumes de l’Arctique. « Tout va bien. » Tel fut le dernier message de John Franklin, dont aucun des cent vingt-neuf membres d’équipage ne survécut. Depuis le jour où ils quittèrent l’Angleterre, le 19 mai 1845, le sort funeste des deux navires Terror et Erebus devint légendaire. Comment une expédition menée par un commandant expérimenté, sur des bateaux perfectionnés et avec trois années de nourriture à bord a-t-elle pu s’évaporer ?
Les bateaux de Franklin ont été aperçus pour la dernière fois en juillet 1845. La suite de leur histoire se perd dans le blizzard. Nous ne savons d’eux que ce qu’ont raconté les chasseurs Inuits qui ont croisé les derniers survivants. Épuisés par le froid et les privations, malades et sans espoir d’en réchapper, ils n’ont laissé sur la toundra qu’une longue piste semée d’indices macabres : tombes, objets épars et ossements portant les stigmates du cannibalisme.
Lady Jane Franklin et l’amirauté britannique déployèrent des moyens jamais vus pour retrouver les disparus : messages monumentaux sur les falaises, ballons aériens, feux d’artifice, poupées distribuées aux jeunes Inuites, renards porteurs de messages… Quelque quarante expéditions de secours furent lancées à la recherche du Terror et de l’Erebus. En 1854, celle de l’irlandais Robert McClure échappa de peu au même sort que Franklin lorsqu’il se détourna de sa mission pour tenter d’ouvrir le passage du Nord-Ouest. Son navire, l’Investigator, fut broyé par les glaces et une grande partie de ses hommes rejoignit les spectres de l’Arctique.
Le combat courageux et audacieux de ces marins contre les éléments s’est déroulé dans des conditions qui ne se reproduiront probablement jamais. Aujourd’hui, même les spationautes peuvent parler en direct à la télévision. Eux durent affronter la plus effroyable des épreuves : la solitude. Certains ont hiverné un an, deux ans, et jusqu’à quatre ans, aussi isolés que s’ils s’étaient retrouvés sur une autre planète.
Ce défi, Roald Amundsen a fait bien plus que le relever. En 1906, le géant de l’exploration réussit le pari impossible. L’utilisation d’un bateau léger, le Gjøa, et deux ans d’hivernage sur l’île du Roi Guillaume pour adopter les techniques de survie inuites lui permirent de dépasser enfin l’archipel canadien, jusqu’au détroit de Béring. Un exploit ! Oui, mais un exploit inutile… Huit ans plus tard, le canal de Panama ouvrait une route directe vers la Chine. Sans banquise ni icebergs. Et il fallut attendre 1942 pour que la prouesse soit rééditée par le canadien Henry Larsen.
Le souvenir de ces expéditions est toujours vivace à Gjøa Haven. Baptisée ainsi par l’explorateur norvégien, la principale localité de l’île du Roi Guillaume est un essaim de maisons en bois, avec la banquise pour seul horizon. Le MS Fridtjof Nansen s’y arrête à son tour. Il a déjà franchi les détroits de Lancaster et de Peel, puis ceux de Ross et de Rae. Il ne lui reste plus qu’à dépasser l’étroit chenal Simpson pour entrer à son tour dans la légende.
Un univers bouleversé
Bien avant l'exploration du passage du Nord-Ouest par les Européens, les Inuits arpentaient déjà les confins de l’Arctique. Ce « peuple » - le sens du mot Inuit - a apprivoisé la toundra il y a des millénaires. À Cambridge Bay, sur l’île Victoria, les habitants accueillent les étrangers au son des tambours et des chants de gorge. Ils vivent ici dans le confort de maisons chauffées. Mais leur vrai domaine reste cet espace illimité, où les stèles de pierres inukshuk sont les seuls repères.
Le phoque est un des fondements de leur société. Ceux que les explorateurs avaient baptisés Eskimos - de l’algonquin « mangeurs de viande crue » - accommodent le pinnipède à toutes les sauces : grillé, frit, en bouillon, en ragoût… Ce n’est que sur la banquise qu’ils préfèrent mordre dans la chair crue, plus calorifique. Les trois-quarts de leurs besoins alimentaires sont couverts par la chasse et la pêche. Le reste s’achète à prix d’or dans les supérettes : 3 euros le kilo de farine, 12 euros le litre de soda !
Les ambassadeurs culturels, qui accompagnent la croisière pour témoigner du mode de vie autochtone, s’efforcent de mettre en perspective la perte de la transmission orale dans leurs communautés avec la politique d’assimilation de leur peuple, au nom de l’égalité entre tous les Canadiens. Un siècle d’évangélisation forcée et d’alphabétisation a érodé l’ensemble de leurs savoirs traditionnels. Les chamans ont notamment disparu, et avec eux toute possibilité d’intercéder avec le monde invisible des rêves et des esprits.
Les Inuits se retrouvent ainsi à la croisée des chemins. Même s’ils ont troqué leurs traîneaux à chiens pour des motoneiges et qu’ils partent à la chasse le téléphone en poche, ces gardiens pacifiques du royaume des glaces se battent encore pour transmettre à leurs enfants les valeurs de leurs ancêtres : le sens du partage, le respect de la famille et de la nature. Les Inuits veulent sauver leur identité. Mais l’oisiveté et l’alcool font aussi des ravages dans cette population très jeune et dépendante de l’assistance publique.
Dans le golfe du Couronnement, à la sortie du passage, l’eau se confond désormais avec la ligne brune des Territoires du Nord-Ouest. Le géologue Jean Nizou alerte les passagers : « on trouve ici les plus vieilles roches de la planète : quatre milliards d’années ! » Ces mornes étendues sont le pays du pergélisol (ou permafrost). Pas un arbre n’y pousse, si ce n’est le saule nain qui se cramponne au ras du sol parmi les saxifrages violettes. La toundra se couvre aussi de baies lors du bref été arctique. Le meilleur moment pour tenter d’observer l’ours polaire, le bœuf musqué et le caribou.
Géologie, glaciologie, ornithologie ou encore histoire font l’objet de conférences quotidiennes à bord du Nansen. Les voyages de la compagnie HX sont en effet basés sur la compréhension et le respect de l’environnement. En soutenant des travaux de recherche, elle offre à ses voyageurs des sources d’information approfondies et l’occasion de contribuer à des projets de science participative, comme eBirds, Happy Whale ou iNaturalist qui collectent les données sur la présence de vie sauvage.
Les conditions de navigation ont évidemment changé depuis les expéditions d’Amundsen et de Nansen. L’Arctique, qui régule le climat de l’hémisphère Nord, s’est réchauffé de 3°C lors du siècle dernier. Et un cercle vicieux aux conséquences imprédictibles s’est enclenché. On appelle cela une « boucle de rétroaction » : la banquise blanche au pouvoir réfléchissant est remplacée par l’eau sombre qui absorbe la chaleur, s’évapore, amplifiant la fonte du pergélisol et la libération de gaz à effet de serre… Si les bateaux d’expédition cherchent encore leur route dans cette région, l’humanité, elle, a pris un aller simple vers l’inconnu.
Les modèles climatiques annoncent un pôle Nord libre de glace estivale dès 2050… Pour les Inuits, la contraction de la banquise pose déjà des problèmes d’érosion des côtes et d’éloignement des animaux. Mais d’autres s’en frottent les mains. Car le transport maritime étant voué à s’amplifier, les grands axes actuels de navigation pourraient bientôt ne plus suffire. Le passage du Nord-Ouest deviendrait alors cette route stratégique jadis tant convoitée. Au prix d’un dérèglement total du climat mondial.
À lire aussi