Au Pérou, les trésors sont aussi culinaires
Gastronomie•La cuisine est une passion péruvienne. À Lima, comme dans la forêt amazonienne, ou sur les sites préincaïques de la côte nord, la gastronomie est un savoureux prétexte aux découvertes culturellesJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Voyager éveille les sens, et avant tout celui du goût. Cela se vérifie au Pérou, qui possède une des cuisines les plus diversifiées et créatives d’Amérique du Sud. Et pour cause : Andes et Amazonie sont deux des neuf aires géographiques d’où sont issues toutes les plantes cultivées de la planète ! Dans ce pays de gastronomie et d’archéologie, nourriture et boisson ont toujours servi d’offrandes à la terre-Mère, la Pachamama. Les Incas ainsi que leurs prédécesseurs Mochicas et Chimus attachaient déjà une grande valeur aux aliments, dont ils considéraient l’origine comme divine.
Ces sociétés anciennes du Pérou connaissaient quatre aliments essentiels : le maïs et la pomme de terre dans les Andes et sur la côte, le manioc et la banane en Amazonie. Des produits de base qui ont été, depuis, déclinés en une multitude de variétés. Le pays compte aujourd’hui plus de 3.000 types de pommes de terre aux couleurs et aux textures très différentes ! Quant au maïs, ses formes les plus emblématiques sont le morado noir, riche en minéraux, et le choclo, dont les grains sont tendres et nacrés. Le riz, arrivé plus tard dans les malles des immigrés chinois, se combine à ces légumes et tubercules, aux poissons et aux viandes, pour offrir une cuisine d’une étonnante richesse.
Typique de la côte Pacifique, dont les eaux fraîches regorgent de vie, la gastronomie criolla est à l’origine de l’incontournable ceviche. Ce plat emblématique du Pérou est composé de flétan cru en morceaux marinés dans du jus de citron vert, de maïs choclo, de patate douce, d’oignon, de coriandre et de piment. La fraîcheur du poisson étant capitale dans cette recette, les meilleures cevicherias ne sont ouvertes que le midi.
Les chifas, dont la cuisine chinoise a inspiré le bœuf sauté lomo saltado, et les pollerias, spécialisées dans le poulet, sont d’autres types d’établissements très populaires. Les amateurs de streetfood peuvent tenter les brochettes de cœur de bœuf anticuchos, grillées sur des braseros dans les rues animées de Lima. Mais pour goûter au cuy, le fameux cochon d’Inde, il faut prendre la route en direction du nord.
Mémoire des cultures
Comme dans tous les pays de bons vivants, on ne passe ici à table qu’après l’apéritif. Dans la culture Nazca, on consommait déjà de l’alcool de maïs dans un récipient appelé pisco. Ce mot désigne à présent une eau-de-vie à base de raisins blancs dont l’appellation est contrôlée. Bien que titrant 40°, le pisco peut se siroter pur, en grignotant des grains de maïs longs, appelés canchita. Mais il sert surtout de base au cocktail national : le pisco sour, dont la recette a été élaborée à l’hôtel Bolivar de Lima : trois volumes d’alcool, un volume de jus de citron et un de sirop de sucre que l’on passe au shaker avec un blanc d’œuf.
Sans alcool, quant à elle, la chicha morada est préparée avec de l’eau de cuisson de maïs noir, de la peau d’ananas, de la cannelle et du sucre. On la consomme parfois chaude, comme lorsqu’elle servait de boisson cérémonielle aux brillantes sociétés Mochicas et Chimus de la côte nord. La costa péruvienne s’étire sur 1.300 kilomètres au nord de Lima. N’excédant pas 100 kilomètres de large, cette bande de terre dévorée par le soleil est un désert parsemé de sites préincaïques. Seule une trentaine de petites rivières descendues de la cordillère des Andes ont apporté la vie et la prospérité dans cette région aride que les archéologues ont baptisé « la route de l’adobe ».
Éparpillées dans les oasis de ce littoral déshydraté, les huacas, pyramides de briques consacrées à la Lune et au Soleil, témoignent de l’architecture monumentale de ces civilisations, dont la mémoire fut engloutie pendant des siècles dans l’oubli. Belliqueux mais esthètes, les Mochicas entrent en scène autour du IIe siècle de notre ère. C’est une société complexe et raffinée que nous ressuscitent les objets retrouvés dans les tombeaux seigneuriaux. D’une richesse comparable au trésor de Toutankhamon, celui de Sipan contient d’innombrables céramiques remplies de maïs ainsi que des bijoux en forme de fruits rappelant l’importance des aliments pour ce peuple qui croyait, comme les Égyptiens, à la vie physique après la mort.
Au XIIe siècle, les héritiers spirituels des Mochicas fondèrent le royaume de Chimu dans des vallées fertilisées par un réseau tentaculaire de canaux d’irrigation et de puits. Leur capitale, Chan Chan, fut la plus opulente des villes préincaïques. À son apogée, vers 1460, elle couvrait vingt kilomètres carrés et abritait environ quatre-vingt mille habitants. Bâtie selon un tracé géométrique rigoureux, elle compte neuf citadelles aristocratiques en adobe, ceinturées par des quartiers populaires de pêcheurs qui gardent leurs mystères. Car avec l’érosion, toute cette architecture de terre retourne irrémédiablement à la terre, dans des plaines désormais consacrées à la culture du riz.
Saveurs de la jungle
Une idée reçue attribue l’Amazonie au Brésil. Une précision géographique s’impose donc : la partie péruvienne de la forêt amazonienne est grande comme une fois et demie la France ! Objet de fantasmes pour les aventuriers, ou d’angoisses pour ceux qui y voient un « enfer vert », cette immensité est arrosée de pluie plus de deux cents jours par an. Au plus fort de la saison humide, elle est inondée à 80 % ! L’Amazone se forme ici, au Pérou, là où les eaux du Marañón rejoignent celles de l’Ucayali. Le plus grand fleuve du monde mesure 45 kilomètres de large lorsque son niveau est au plus haut. Descendre son cours, c’est encore aujourd’hui pénétrer un monde rempli de mystères, d’animaux insaisissables, de tribus farouches et de nouveaux goûts.
Accessible uniquement par le fleuve, Pacaya Samiria est un maelström végétal de deux millions d’hectares où ne vivent guère plus de quatre-vingt mille personnes disséminées à travers deux cents petites communautés. Les pirogues y glissent en secret, à travers un dédale de canaux sur lesquels se précipitent en cascades les feuilles de plus de mille espèces de plantes. Cette forêt pluviale est la plus grande réserve nationale du Pérou, et un des écosystèmes les plus riches au monde. Le caïman noir et l’anaconda hantent ses berges tandis que le lamantin, le dauphin rose et le piranha évoluent sous la surface. Avec un peu de chance, et beaucoup de patience, on peut aussi y apercevoir le paresseux, le jaguar, le capybara, le fourmilier et plus de cinq cents espèces d’oiseaux.
Cette Venise tropicale n’abrite aucun palais, mais de rares établissements hôteliers, perchés sur les plus hautes berges. On y déjeune de mets traditionnels, comme le Juane, une grosse boule de riz fourrée d’œuf dur et de poulet au curcuma, ou de causa, une purée de patate farcie. Tout aussi roboratif, le tachaco con cecina est de la banane plantain pilée dans du beurre, accompagnée de viande de porc séchée.
Le menu du soir est plus raffiné : soupe de cœurs de palmier, purée d’avocat, ceviche de poisson-chat tigre ou tiradito de perche… Cette cuisine surprenante fait la part belle aux poissons du fleuve, souvent cuits à la façon patarashca, enveloppés dans une feuille de bijao. Hululements, gazouillis et cris stridents accompagnent le festin. Puis une balade digestive s’impose, à la recherche d’animaux nocturnes comme la tarentule. Car il n’y a pas de télévision ici. Le spectacle se joue grandeur nature.