Rodrigues cultive son art de vivre en douceur, entre potagers fleuris et plages de rêve
Océan Indien•50 km/h. La vitesse maximale autorisée sur l’île donne le ton : ici, on prend son temps. Cerclée d’un lagon parfait, cette dépendance francophone de l’île Maurice est un petit paradis encore confidentielJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Tous les Mauriciens vous le diront : « Sur Rodrigues, on se reconnecte à l’essentiel ». La douceur de vivre sur cette île leur rappelle Maurice avant la frénésie des constructions et des embouteillages. Pour y ressentir, comme eux, cette insouciance originelle, il suffit de suivre les racines entrelacées des vacoas jusqu’aux plages d’eau cristalline, de savourer une langouste grillée, les pieds enfouis dans le sable blanc, et de se laisser bercer par le mouvement des filaos dans le vent. À l’est de l’île, ces fantasmes de rivages idylliques s’assouvissent le long d’un sentier littoral, sublime et la plupart du temps désert… C’est qu’il reste une difficulté de taille : parvenir jusqu’ici.
Comme la plupart des petits paradis insulaires que compte la planète, Rodrigues est loin de tout. Ce bloc volcanique de dix-huit kilomètres de long pour huit de large, est isolé dans l’océan Indien, à près de 600 kilomètres à l’est de l’île Maurice. Les récifs coralliens qui l’enserrent totalement rendent difficiles les abordages maritimes. Et son petit aéroport ne reçoit que des avions en provenance de Maurice et de la Réunion. Un éloignement qui a du bon : la tranquillité de Rodrigues n’a jamais été troublée par l’affluence touristique. L’île ne compte d’ailleurs que trois complexes hôteliers, dont le plus grand ne possède qu’une soixantaine de chambres.
Malgré une inertie administrative dont se moquent volontiers les locaux, Rodrigues devrait voir l’agrandissement de son aéroport ainsi que la construction de trois nouveaux établissements dans les années à venir. De quoi doubler sa capacité hôtelière ! Bien sûr, l’île n’y perdra pas son âme. En passant de trois à six adresses, la menace du tourisme de masse est encore loin. En effet, la capacité maximale de ces structures est fixée à 90 chambres. Ils doivent par ailleurs être équipés de stations de dessalinisation. Car l’eau courante est un sujet crucial sur l’île, où les coupures du service durent parfois plusieurs semaines.
Une île sous influence
Surnommée « la Cendrillon des Mascareignes », Rodrigues a longtemps joué les belles solitaires. Bien que repérée par les marins arabes dès le VIIIe siècle, la plus petite île de l’archipel fut aussi la dernière à être découverte par les Européens. Elle doit son nom à l’explorateur portugais Diogo Rodriguez, qui la plaça sur la carte de l’océan Indien en 1528 sans même se donner la peine d’y poser un pied. Les navigateurs ne la fréquentèrent ensuite que pour se ravitailler sur la route des Indes orientales. Les tortues géantes faisaient alors le délice des Hollandais qui en remplissaient leurs cales.
Rodrigues ne vit ses premiers colons qu’en 1691, lorsque François Leguat et sept compagnons huguenots y débarquèrent par erreur. Leur destination initiale était en fait l’Isle Bourbon, l’actuelle Réunion, où ils souhaitaient fonder une communauté protestante, suite la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV.
En l’absence de femmes, cette première expérience de colonisation tourna court et il fallut attendre 1725 pour que la France prenne officiellement possession de Rodrigues. Une garnison y fut installée, rapidement suivie de nouveaux colons français et d’esclaves africains. Mais en 1809, alors que les guerres napoléoniennes faisaient rage en Europe, la flotte anglaise débarqua sur Rodrigues pour préparer la conquête de l’Isle de France, devenue l’île Maurice.
Cette dernière et son satellite Rodrigues sont ainsi restés sous le joug de la couronne britannique jusqu’à l’indépendance de 1968, adoptée par référendum. Mais contrairement aux Mauriciens, les Rodriguais se prononcèrent contre à plus de 90 %. Faut-il considérer le faible développement de leur île comme une conséquence de leur vote ? Beaucoup se posent encore la question. Depuis 2002, Rodrigues bénéficie pourtant d’une autonomie administrative, confiée à une assemblée régionale.
Actions pour la nature
Si un organisme ne ménage pas ses efforts pour Rodrigues, c’est bien l’ONG Mauritius Wildlife Foundation. Le manque d’eau dont souffre l’île tient, en partie, à la prolifération d’arbres exotiques, comme le tecoma, l’eucalyptus ou le lantana. De courageux chantiers d’arrachage ont donc été entrepris, notamment sur la réserve de Grande Montagne. Ici, une pépinière d’essences endémiques permet désormais de se promener à l’ombre d’hibiscus mandrinettes, de vacoas parasols, de cafés marrons et de bois souris. Pour reconstituer la forêt telle que les premiers colons la découvrirent, la fondation mise aussi sur l’éducation, en encourageant les habitants à planter ces espèces dans leurs jardins.
Du mont Limon, qui culmine à 398 mètres, on peut suivre du regard le cercle parfait d’un des plus grands lagons de l’océan Indien. Au petit matin, les voiles triangulaires des barques rodriguaises s’y croisent avec grâce sur un camaïeu de bleus. Aucune ne dépasse la dentelle d’écume indiquant la limite du récif. Car les pêcheurs se méfient toujours des courants et des hauts-fonds qui furent, durant des siècles, la hantise des marins et le refuge des pirates. Exploité avec bon sens, ce lagon reste un vivier d’une rare richesse. Malheureusement, on ne peut pas faire le même constat à terre, où la faune n’a pas été épargnée par les appétits humains.
Les derniers représentants endémiques de l’île sont deux espèces d’oiseaux, le cardinal jaune et la fauvette, ainsi qu’une chauve-souris, la roussette. Oiseau curieux et incapable de voler, le solitaire de Rodrigues a connu le même sort funeste que l’emblématique dodo de Maurice. Et les tortues géantes qui peuplaient l’île par milliers au moment de sa découverte, à tel point « qu’on pouvait faire cent pas sur leur dos sans toucher le sol », n’ont pas résisté plus longtemps.
La réintroduction d’espèces de tortues similaires, issues de Madagascar et des Seychelles, est une des missions de la réserve François Leguat. Une mission couronnée de succès puisque le site, également géré par la Mauritius Wildlife Foundation, a vu ses pensionnaires passer de 559 individus en 2006 à environ 9.800 aujourd’hui.
Un trésor bien caché
Appelée aussi « l’île noire », Rodrigues est essentiellement peuplée de créoles, francophones et de confession catholique pour l’immense majorité. Les 43.000 Rodriguais semblent tous se connaître. Tout le monde se salue sur le marché de Port-Mathurin qui bat son plein chaque samedi matin. Blotti dans une anse de la côte nord, le chef-lieu de l’île tient son nom de Mathurin Bréhinier, qui fut le premier colon de la région. Aucune animation nocturne dans ce bourg nonchalant, mais les uniques banques et stations d’essence de l’île, les services publics et d’innombrables quincailleries.
L’autre village symbolique, Anse-aux-Anglais, est également situé sur la côte nord. C’est sur ce site à l’âpreté minérale que la Royal Navy fomenta la prise de l’Isle de France. La localité a aussi été immortalisée, et avec elle toute l’atmosphère de Rodrigues, par Jean-Marie Gustave Le Clézio. Dans son roman Le Chercheur d’or, le prix Nobel de littérature raconte la quête obsessionnelle de son grand-père, qui chercha durant vingt années le trésor du corsaire Olivier Le Vasseur, dit La Buse. Vingt années à scruter le paysage, à explorer, à fouiller, à retourner une terre où « chaque coin, chaque pan de roche, chaque accident du relief semble porter un sens secret… »
Dans son Voyage à Rodrigues, l’écrivain découvre l’île par lui-même. Il rencontre ses paysans, parcourt ses sentiers et se laisse subjuguer : « Il y a ici une impression de lenteur, d’éloignement, d’étrangeté au monde des hommes ordinaires […] qui fait penser à l’éternité. » Et si son aïeul s’était trompé de trésor ?
L’or de Rodrigues, pour ceux qui y parviennent aujourd'hui, c’est sa beauté sans artifice. C’est la salade d’ourites, ces poulpes piqués dans le lagon à marée basse. C’est un air de séga au son de l’accordéon diatonique. Ce sont les potagers fleuris et les vaches qui traversent la route avec nonchalance. C’est la savane dorée au crépuscule. L’or de Rodrigues, le vrai, c’est sa douceur de vivre.
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