En Tanzanie, la grande ménagerie de la savane est à portée de téléobjectif
Safari-photo•L’Afrique des « Big Five ». Un mythe littéraire que le safari transforme en images. Nulle part ailleurs, l’observation des grands fauves n’est aussi stupéfiante que dans les parcs du nord de la TanzanieJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
On les sait menacées. Les Neiges du Kilimandjaro décrites en 1936 par Ernest Hemingway n’ont heureusement pas encore disparu. Scintillant à travers le hublot de l’avion, le plus haut sommet d’Afrique « vaste comme le monde, haut et incroyablement blanc dans le soleil » annonce l’atterrissage à Arusha. Il est donc temps de refermer le livre. Car contrairement à son auteur, amateur de trophées, on ne vient plus au pays des Massaïs pour chasser la faune sauvage, mais pour la photographier.
La grande ville du nord de la Tanzanie est une pionnière en matière de protection des animaux. C’est ici, à égale distance du Caire et du Cap, qu’en 1961, le Manifeste d’Arusha jeta les bases de la conservation de la nature africaine. Pris en charge dès leur arrivée par les guides locaux de voyagistes spécialisés, comme Nomade Aventure, les visiteurs n’ont pourtant pas d’emblée le réflexe de sortir leurs appareils photos. C’est qu’à 1.400 mètres d’altitude, la température étonnement basse impose de se couvrir au plus vite. Le safari ne commencera que loin des faubourgs animés de la ville, lorsque le bitume disparaîtra.
Dans la vieille Toyota Land Cruiser, le bercement de la route fait enfin place aux secousses de la piste. « On appelle ça le massage africain » s’amuse le chauffeur. C’est donc au prix de quelques courbatures que se gagne le parc national Serengeti. Elles en valent la peine : cette plaine infinie offre aux safaristes la plus importante concentration de vie sauvage au monde ! Par le toit escamotable du 4x4, les téléobjectifs se déploient tels des périscopes. Chacun des six passagers guette la scène de vie sauvage dont il a tant rêvé. Une salve de déclics accompagne l’envol d’un rollier multicolore. Puis s’ouvre le défilé des antilopes : impalas, cobes, damalisques, koudous et autres bubales.
Soudain, le véhicule s’immobilise. Grincements, craquements de branches : une famille d’éléphants émerge des fourrés. La matriarche se plante devant la Land. Le chauffeur invite au calme tandis que les pachydermes encerclent les intrus. Ils les regardent, sondent leurs intentions. Dans leurs yeux noirs défile une vieille histoire. Ils étaient plusieurs millions au début du XXe siècle, ils ne sont plus que quelques centaines de milliers. L’Humanité n’est pas encore pardonnée. Mais elle est tolérée… Le cercle s’ouvre alors, et laisse les visiteurs partir en silence vers leur campement. Ils n’en sortiront sous aucun prétexte durant la nuit.
Savane, un univers impitoyable
Ce vivier de nature sauvage est une leçon de chaque instant. Au loin, une lionne rugit. Sa proie gémit. Le combat s’achève. La reine de la savane a chassé jusqu’à l’aube et elle ne rentrera pas bredouille. Manger ou être mangé sont les deux seules alternatives… Âmes sensibles s’abstenir !
Les safaristes passent généralement deux jours dans le Serengeti, à photographier des hippopotames collés serrés dans leurs bains de boue. À pister un léopard, furieux de s’être fait dérober sa proie par une horde de vautours. À se laisser surprendre par des gazelles de Grant bondissant au-dessus des arbustes. À contempler une girafe étirant sa langue bleue vers les feuilles d’un acacia parasol.
Des gnous par milliers. Leur migration a commencé en juin, avec la saison sèche. Ils quittent les plaines grillées du Serengeti pour les berges grasses de la rivière Mara, plus au nord. Sur le bord de la piste, des zèbres regardent passer le véhicule, accolés tête-bêche pour surveiller les hautes herbes d’où le danger peut jaillir à tout instant. Sous une immense euphorbe, des créatures au train bas ricanent. Ce sont des hyènes qui s’en vont disputer le festin d’un guépard plus doué qu’elles pour la chasse.
Les voyageurs aimeraient eux aussi marcher dans le Serengeti, sentir sous leurs semelles la terre sacrée des Massaïs. Mais la consigne est stricte : interdiction de mettre un pied en dehors du véhicule ! Les prédateurs ne feraient qu’une bouchée de leur chair fraîche. À commencer par ce léopard qui scrute l’horizon sur un amas rocheux aux allures d’île perdue dans l’océan de la savane. Il s’agit d’un kopje, bloc de granit poli, tête de montagne érodée aux pieds de laquelle quelques arbres trouvent assez de substrat pour prendre racine. Ces véritables postes de vigie pour grands félins servent également de refuges aux petits rongeurs et de perchoirs aux oiseaux charognards.
L’excitation monte encore d’un cran dans le 4x4. Devant lui, près d’un bosquet, trois autres Land Rover se sont garées en épi. Le chauffeur s’informe en swahili par la radio : « simba, simba ! » Un lion ! C’est un vieux mâle qui se prélasse à l’ombre. Il se redresse paresseusement, fixe les photographes comme pour se prêter au jeu, puis retourne à son activité favorite : la sieste.
Dans les entrailles du Ngorongoro
Le safari tanzanien se poursuit au sud du Serengeti. À l’horizon, une tache rouge semble danser dans la brume de chaleur, telle une flamme sur la steppe. C’est un berger Massaï drapé dans sa toge écarlate. Il veille sur son troupeau de vaches bosselées. Il possède aussi quelques ânes, héritage de la colonisation allemande. L’homme regagne son village de huttes circulaires en torchis. La savane est son domaine. À l’exception des parcs nationaux, il peut mener sa vie d’éleveur semi-nomade où bon lui semble, jusque dans la zone protégée du Ngorongoro, dont le nom est une onomatopée évoquant le son des cloches au cou des animaux.
Le véhicule cahote sur la piste couleur sang, scarifiée par l’érosion, puis traverse la forêt pluviale qui ourle les flancs du volcan. À 2.300 mètres d’altitude, la vue s’ouvre sur un calice de vingt kilomètres de diamètre, ceinturé de montagnes qui se perdent dans les nuages.
Trônant dans la faille du grand Rift, le Ngorongoro figure au Patrimoine mondial de l’Unesco comme réserve de biosphère. Et dans le cœur des Africains comme la « huitième merveille du monde ».
La descente est abrupte jusqu’au fond du cratère. Mais il ne faut pas lambiner. Pour réguler la fréquentation, on ne peut pas y rester plus de six heures consécutives. Un buffle solitaire, maculé de boue, accueille les nouveaux venus d’un mauvais œil. C’est l’animal dont se méfie le plus le chauffeur, « le seul que notre présence peut mettre en colère ». Mais quel spectacle ! Au-delà de la ligne du lac Magadi et de ses envolées de flamants roses, les gnous, les zèbres et les antilopes déambulent par centaines. Ici, une famille de babouins s’épouille sans complexe. Là, un groupe d’éléphants s’asperge d’eau avec délice. Même le viril Ernest Hemingway en resta bouche bée. « On s’abstenait de penser et tout était magnifique ».
Sensation de se retrouver dans un chaudron originel, où tous les ingrédients de la vie auraient été plongés. La formule a donné des créatures qui défient encore le temps. À l’image de ce rhinocéros noir, lointain, mais massif sous sa cuirasse antédiluvienne. Il ne manquait que lui pour introniser les voyageurs dans la confrérie des « Big Five ». Le lion, le léopard, l’éléphant, le buffle, le rhino : les cinq grands animaux d’Afrique jadis prisés des chasseurs de trophées sont tous passés, le temps d’un safari, dans le viseur des photographes.
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