Antarctique : embarquement pour une croisière d’expédition, vers les splendeurs du continent blanc
Bout du monde•Jadis réservé à une poignée d’aventuriers, l’Antarctique est devenu le seul territoire du monde dédié à la science et à la paix. Il est aussi ouvert à un tourisme réglementé. Frissons garantisJean-Claude Urbain pour 20 Minutes
Lorsque la corne de brume retentit dans le port d’Ushuaia, toute la ville est prévenue : le MS Fridtjof Nansen largue les amarres pour l’Antarctique ! Mais qu’est-ce que l’Antarctique exactement ? On pourrait tenter de répondre à cela en alignant les superlatifs : c’est le plus grand désert du monde, le continent à la plus haute altitude moyenne, le plus froid, le plus sec, le plus hostile. Les vents catabatiques qui balaient son plateau central peuvent dépasser les 300 km/h… Mais les données, les calculs et les records ne donnent qu’une idée partielle de sa démesure. Le continent blanc reste un des rares espaces du globe à dépasser nos capacités de représentation.
Dès sa sortie du canal Beagle, qui protège la Terre de Feu des furies océaniques, le Fridtjof Nansen s’engage dans le redoutable passage de Drake. Avant de rejoindre l’empire des glaces, le vaisseau-amiral de la flotte Hurtigruten doit en effet naviguer deux jours au cœur des « cinquantièmes hurlants », parmi les lames déchaînées, l’écume des déferlantes et les vents de force 10. C’est qu’on ne parvient pas aux limites australes de la planète sans mérite !
Même sur un bateau à vocation touristique, un voyage vers l’Antarctique est une expédition. Le commandant Bent Ivar Gangdal souligne d’emblée que « l’itinéraire de la croisière sera dicté par les conditions météorologiques. Or, nous entrons dans une zone de mauvais temps permanent ». Les passagers, eux, restent confiants. Ils sont sur un des bateaux commerciaux les plus robustes qui soit. Un des plus respectueux de l’environnement aussi. Inauguré en 2019, le Fridtjof Nansen est un navire hybride dont la propulsion en partie électrique réduit l’empreinte carbone de 20 %.
Le ronronnement à peine perceptible des moteurs, le grand confort des cabines et l’effet soporifique des pilules contre le mal de mer favorisent une certaine léthargie pendant ces premières journées de traversée. Mais la sieste attendra. Les scientifiques du bord animent une série de conférences passionnantes sur l’exploration de l’Antarctique, sa géologie, sa biodiversité… Grâce à eux, la croisière ne s’amuse plus, elle se cultive.
Soudain, une annonce retentit dans les couloirs : « Albatros à tribord ! Pétrels géants à six heures ! » Tout le monde dégaine alors son appareil photo et se précipite sur les ponts extérieurs. Surfant sur les courants d’air, les « princes des nuées » escortent le Fridtjof Nansen sans un battement d’ailes jusqu’aux premières terres subantarctiques : les îles Shetland du Sud.
La grande ménagerie polaire
On ne la voit pas, elle n’est gardée par aucun douanier, et pourtant, c’est une des frontières majeures de la planète. La convergence antarctique marque la rencontre de courants chauds, venus du Nord, avec l’océan glacial antarctique. Quand on la franchit, la température de l’eau chute aussitôt de plusieurs degrés, favorisant la présence de krill, cette petite crevette dont raffolent les baleines. Située au-delà de cette ligne d’abondance, parmi les Shetland du Sud, l’île de la Déception est la première étape vers les confins australs du globe terrestre. Cette caldeira inondée dessinant un cercle presque parfait est un volcan à peine endormi. Déchirant un rideau de brume, le Fridtjof Nansen y pénètre avec prudence par l’étroit Soufflet de Neptune.
À bord, l’effervescence est à son comble. Mais on n’aborde pas les rivages mystérieux du Grand Sud à la légère. Des consignes de biosécurité très strictes en régissent l’accès. Un maximum de cent personnes est autorisé à débarquer, ce qui impose un ballet millimétré de rotations aux zodiacs de l’équipe d’expédition. À chaque descente à terre, les passagers doivent enfiler des bottes de caoutchouc nettoyées à la brosse et à l’acide. Même les velcros des habits doivent être scrupuleusement débarrassés de toute source de contamination végétale ou microbienne. C’est au prix de telles précautions que l’île de la Déception retrouve son innocence originelle.
Car au XIXe siècle, lorsque l’Occident s’éclairait à l’huile, la chasse à la baleine battait ici son plein. Jusqu’en 1931, on a écorché les cétacés par dizaines de milliers sur les plages de la caldeira. De cette industrie sanglante, il ne reste plus, aujourd’hui, qu’une usine fantôme. Les phoques de Weddell ont repris possession des lieux, parmi les hangars éventrés et les cuves rouillées.
Les principaux locataires de ce sanctuaire sauvage sont ces oiseaux qui ne volent pas, mais qui nagent à la perfection. Seuls les Français les appellent manchots. Tous les autres disent pingouins. Ces bêtes à plumes, dont les ailes ont évolué en ailerons se propulsent à la surface de l’eau avec une agilité de dauphin. Un défi pour les photographes qui ne savent rapidement plus où donner de la tête. De part et d’autre du Soufflet de Neptune, une centaine de milliers d’individus ignorent royalement leurs visiteurs du jour, tout occupés qu’ils sont à se faire la cour, à couver, à se dandiner, sautiller, glisser, trébucher et à se chamailler dans un vacarme assourdissant.
Science et influence
Détachés des plateformes de glaces du littoral antarctique, des icebergs tabulaires s’étirant sur plusieurs kilomètres annoncent enfin la proximité du continent blanc. Ces masses colossales qu’on imaginerait conçues par des bâtisseurs de génie, sont les sentinelles d’un monde onirique. Continuant sa route à vitesse réduite le long de chenaux glauques encombrés de glaces convulsionnées, le navire maintient le cap au sud.
L’Antarctique occupe une superficie supérieure à celle de l’Europe ou des États-Unis. Il n’existe aucun lieu comparable : un continent entier d’espaces vierges dont les volcans actifs, les glaciers et la calotte polaire offrent un témoignage exceptionnel sur les rouages de la Terre. Sur dix litres d’eau douce présente sur la planète, huit sont enfermés sous forme solide dans ce fantastique réservoir. Il va sans dire que cette masse énorme de glace influence les autres parties du globe. À ce titre, l’Antarctique apparaît comme un des éléments moteurs du climat planétaire, en même temps qu’il permet de mesurer l’impact des activités humaines sur l’atmosphère.
L’Antarctique n’appartient à personne. C’est au cours de la Seconde Guerre mondiale qu’est véritablement apparue sa valeur stratégique. Dès lors, les pays voisins de l’hémisphère sud et les grandes puissances du Nord y créèrent toute une série de bases. Ce n’est qu’en 1959 que fut signé à Washington le traité sur l’Antarctique organisant son occupation pacifique, principalement scientifique, par son découpage en zones d’influence. Sans pouvoir y revendiquer de souveraineté, sept pays se sont attribués une part du gâteau : l’Argentine, l’Australie, le Chili, la France, la Grande-Bretagne, la Norvège et la Nouvelle-Zélande.
Bien sûr, cette collaboration, renforcée en 1991 par le protocole de Madrid, n’a pas pour unique but d’étendre le champ des connaissances. Elle permet aussi de protéger les ressources considérables du sous-sol antarctique. D’après les clauses du protocole, toute activité minière y est interdite jusqu’en 2048. Après cette date, seuls les États y menant des recherches auront leur mot à dire sur l’avenir du continent. Étonnamment, quelque 42 pays se sont depuis pris de passion pour la glaciologie, au point d’y établir une station.
L’empire des glaces
Terra Incognita jusqu’au début du XXe siècle, l’immensité virginale de l’Antarctique ne cesse de fasciner. En ce début février, il y fait zéro degré. C’est le plein été. Le vent, la mer et l’humeur du ciel recomposent le paysage d’heure en heure : paisible ou menaçant, atone ou féerique… Lisse comme un miroir au moment de mettre les zodiacs à l’eau, une baie peut accueillir ses visiteurs, quelques minutes plus tard, à grands paquets de neige en pleine figure. Et les voilà en expédition de haute montagne au niveau de la mer.
Toutes proportions gardées, le continent des glaces possède aussi ses attractions touristiques. Les philatélistes du Fridtjof Nansen attendent ainsi l’étape de Port Lockroy avec impatience. Le site découvert par l’explorateur français Jean-Baptiste Charcot en 1903 a été réhabilité en 1996 par l’UK Antarctic Heritage Trust pour en faire un musée avec boutique de souvenirs et bureau de poste. Plus de 40.000 cartes postales transitent chaque année par sa boîte aux lettres rouge typiquement anglaise. Comme toute station en Antarctique, Port Lockroy remplit aussi une mission scientifique. Ses locataires y surveillent le comportement et l’état de santé de 900 couples de manchots sur lesquels le tourisme n’a, pour l’instant, aucun impact visible.
Cinq jours durant, le bateau s’aventure dans des baies protégées de la péninsule antarctique, propices aux sorties contemplatives. Dans celles de Fournier et de Wilhelmina, le silence est à peine troublé par le souffle des baleines à bosse, qui s’approchent avec douceur des embarcations. Elles montrent leur dos à tour de rôle. De temps en temps une queue se dresse. Frénétiques, les photographes mitraillent. Le soir, au dîner, les discussions rebondissent de table en table. Qui a vu quoi ? Ici, un léopard de mer sur son radeau de glace. Là, des manchots papous défendant leur nid à coups de bec. Puis tout le monde pose ses couverts pour se presser derrière les baies vitrées. Une baleine vient de faire un saut entre deux icebergs !
Sanctuarisées sous l’étendard de la science, ces latitudes primitives donnent tout son sens au concept de « patrimoine mondial ». Le tourisme, souvent coupable de dégradations, est ici régulé par l’IAATO (International Association of Antarctica Tour Operators). Depuis 1991, cette organisation s’efforce de responsabiliser les voyageurs : quiconque met le pied en Antarctique en devient l’ambassadeur.
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