Tricherie dans le tennis: L'expertise vidéo «ne peut pas apporter de preuves irréfutables»
INTERVIEW•Johann Rage, l'expert vidéo chargé d'analyser la rencontre de handball entre Cesson et Montpellier, revient sur la pertinence de cet outil dans les enquêtes pour match truqué...Propos recueillis par Antoine Maes
«N’importe qui peut créer une affaire avec n’importe quel match ». Ces jours-ci à l’Open d’Australie, Novak Djokovic galère plus en conférence de presse que sur le court. Ce mercredi matin, le journal italien Tuttosport indiquait que le n° 1 mondial aurait pu lâcher un match contre Fabrice Santoro, en 2007 (6-3, 6-2), à Bercy. Comme tout le monde, vous vous êtes jeté sur YouTube pour tenter de détecter un comportement suspect de « Nole » durant le match. Ce n’est pas si bête : l’analyse vidéo a déjà servi. Lors de l’affaire des paris suspects sur le match de handball entre Montpellier et Cesson, elle avait même fait beaucoup de bruit. Johann Rage, expert dans ce procès et responsable du diplôme universitaire Analyse vidéo dans l’optimisation de la performance sportive, explique sa méthode.
A quel point une analyse vidéo est-elle pertinente dans la recherche d’anomalies au cours d’une rencontre sportive ?
Ce qu’il faut distinguer, c’est qu’il y a d’abord l’analyse des images, et ensuite celle des cotes et des paris. Dans le cas du hand, l’attention s’est beaucoup focalisée sur notre expertise, mais elle est très secondaire dans la culpabilité. On ne peut que signaler des anormalités statistiques. Les joueurs sont intelligents : sur un tir à droite, ils ne vont pas plonger à gauche.
« Matchs truqués : « On peut créer une affaire avec n’importe quel match » (Djokovic) https://t.co/q3oFPAnyp4 #AFP pic.twitter.com/nQlWak1KkI — Agence France-Presse (@afpfr) 20 Janvier 2016 »
Quelle est votre méthode ?
Ce qu’on essaie de faire, c’est récupérer les datas, ce qu’on appelle le séquençage, produits par l’analyse vidéo. Il y a des logiciels, comme Dartfish ou Sportcode. On a créé des chiffres, qu’on a essayé de confronter à d’autres chiffres. Mais on n’a pas pu avoir tous les matchs de la saison de Montpellier, curieusement. Leur défense, c’était de dire : « Les joueurs étaient dans un jour sans. » Nous, ce qu’on a voulu montrer, c’est : « Est-ce que c’était un jour sans ? », « Un jour un peu sans ? », « Un jour beaucoup sans ? ». On a sorti un certain nombre de critères, et certains étaient très curieux par rapport à la norme. Mais on ne peut pas apporter de preuve irréfutable. Ce qui les condamne, c’est plus les fadettes [factures téléphoniques détaillées], l’évolution des paris, etc.
Des « critères curieux », ça ne veut pas dire culpabilité…
L’analyse vidéo va dégager une normalité ou une anormalité. Après, on ne peut pas certifier que cette anormalité est volontaire. Toute la méthodologie est autour de ça. On a montré qu’il y avait des événements curieux, mais on ne pouvait pas dire « volontairement criminelle ». On a montré que l’évolution du score était cohérente avec le projet de perdre. Ça peut devenir un indice suspect en plus, mais peut-être qu’ils étaient juste mauvais à ce moment-là. C’est de l’interprétation, du subjectif. On ne peut pas prouver ce genre de chose.
Est-ce que cette méthode peut fonctionner pour le tennis ?
Oui. Moi, je forme des gens pour le sport, pas pour la justice, et parmi eux j’ai des entraîneurs de tennis. Après, est-ce que l’ATP utilise ce logiciel ou un autre ? Je ne peux pas le dire. Mais Dartfish et Sportcode sont des logiciels polyvalents.
Si on ne peut pas le prouver aujourd’hui, est-ce que ce sera possible un jour ?
Je pense que non. A moins un jour de pouvoir faire des analyses en direct sur le cerveau, on ne pourra jamais. Même si on est capable de dire : « Le bras du joueur se déplace à 150 km/h alors que d’habitude, c’est 200 km/h », le joueur peut répondre : « Oui, mais j’avais une tendinite. »
Un sport individuel comme le tennis vous paraît-il plus facile à analyser ?
Les oppositions que Montpellier nous a données, c’était : « On avait des jeunes, on était affaibli, avec des joueurs qui n’ont pas l’habitude de jouer ensemble »… Il y avait des critères collectifs qui atténuent peut-être la portée des chiffres. Au tennis, le mec est seul sur le terrain. Donc, il va dire : « Je ne suis pas dedans » ou « J’ai mal à une dent ». Au hand, ce qui les condamne, ce n’est pas du tout notre analyse. C’est un élément de plus, mais ce n’est pas déterminant.
« #VIDEOANALISINEWS Servizio stance piede anteriore - Guarda il video https://t.co/jDkLQHa0Fz pic.twitter.com/mIDh8k0z27 — DANILO PIZZORNO (@DANILOPIZZORNO) 20 Janvier 2016 »
Au-delà des chiffres, l’analyse gestuelle ou comportementale peut-elle fonctionner ?
On l’a fait, et ça nous a été reproché aussi. On s’est appuyé sur des travaux universitaires qui portent sur l’attitude duelliste. Quelqu’un de très engagé en volley ou en tennis de table va avoir tendance à être sur la pointe des pieds, à regarder son adversaire, etc. En hand, un truc qu’on jugeait parlant, c’était la possibilité d’engager rapidement même si tous les adversaires ne sont pas revenus. On a montré que le gardien Robin était peu enclin à faire ça. Ce à quoi Karabatic nous a répondu : « Est-ce que vous avez vu qu’entre la première et la deuxième mi-temps, le filet était collé au but ? Que ça prend plus de temps pour aller chercher le ballon ? ». Il nous a mis en défaut, on ne l’avait pas vu. Donc on a essayé, mais là encore, ça n’est pas une preuve.
Ce côté subjectif est-il compliqué à tenir devant la justice ?
Nous, ça a été notre souci. Ils nous ont dit : « Qui êtes-vous pour avoir un avis sur le hand ? ». Karabatic m’a rétorqué par exemple : « Mais le hand n’est pas un sport statistique. » Il a raison, toutefois je lui ai sorti le travail que faisait l’analyste vidéo de l’équipe de France de hand. Avec l’analyse vidéo, on a beau savoir comment joue l’adversaire, ce n’est pas pour ça qu’on est sûr de gagner. Les chiffres et la vidéo sont utilisés, mais pour essayer de minimiser un danger. On sait que le 10 d’en face est superbon quand il tire côté droit ? On va essayer de l’amener à tirer côté gauche. Et en analyse du sport comme devant la justice, on émet des hypothèses en essayant de montrer qu’elles ne sont pas farfelues.