Coupe du monde de rugby : Le rugby est-il condamné à être de droite ?
VALEURS•Il a été récupéré par une partie de la droite et l’extrême droite après une cérémonie d’ouverture passéiste, mais le rugby (et ses valeurs) ne pourrait se laisser si facilement politiséRachel Garrat-Valcarcel
L'essentiel
- Jean Dujardin, patron de la cérémonie d’ouverture de la coupe du monde de rugby, et Antoine Dupont, capitaine de l’équipe de France, se sont retrouvés malgré eux en une du magazine d’extrême droite Valeurs actuelles.
- « La France rugby », serait une France de valeurs et de traditions, forcément de droite ?
- L’histoire de ce sport est plus complexe.
Une cérémonie d’ouverture de la coupe du monde en l’honneur d’une France des années 1950 très premier degré, une exaltation des prétendues « valeurs » du rugby… il n’en fallait pas plus pour que l’hebdomadaire d’extrême droite Valeurs actuelle en fasse son miel en faisant sa une sur « La France rugby », avec Jean Dujardin, grand manitou du spectacle, et Antoine Dupont, le capitaine du XV tricolore. Même le président des sénateurs et sénatrices LR, Bruno Retailleau, y est allé de son tweet « de soutien » face aux critiques sur la cérémonie d’ouverture. Quand on pense à des rugbymen entrés en politique on pense d’ailleurs surtout à des gens qui sont allés à droite : Bernard Laporte avec Nicolas Sarkozy, bien sûr. Maxime Médard chez LR, Fabien Pelous à droite puis chez Bayrou… Plus loin, bien sûr, Jacques Chaban-Delmas qui compte toute de même une cape en équipe de France.
Alors, le rugby, un sport de droite, dossier classé ? « Houla ! Aussi longtemps que je me souvienne, on se pose toujours la question de savoir si c’est de droite ou de gauche », s’exclame Valérie Bonnet, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication à l’université Toulouse 3, spécialiste de l’ovalie. Pourquoi particulièrement le rugby ? « Eh bien parce que c’est un sport qui affiche ses valeurs. Et ça nous ramène à du politique », complète-t-elle. Les fameuses valeurs du rugby (c), dont on nous rebat les oreilles. L’universitaire en définit trois ou quatre : combat, solidarité, engagement, travail. Bon, qui est contre ? La « valeur travail » est un peu plus polémique, historiquement de gauche, récupérée par la droite à partir de Nicolas Sarkozy.
« Les valeurs, plus on en parle, moins on les applique »
« Les valeurs, plus en parle, moins on les applique », tranche Antoine Audi, maire LR de Périgueux, ville de rugby, de 2014 à 2020 et avant ça fondateur et directeur du centre national du rugby de Marcoussis, de 2000 à 2007. Lui ne sait pas classer un sport à droite ou à gauche. Au fil des années, des contextes, des opportunités, des politiques de gauche et de droite ont tenté de récupérer le rugby. Deux fans de rugby, mais cette fois à gauche, l’insoumis Alexis Corbière et l’écolo Aurélien Taché, restent prudents, mais sont bien tentés de rattacher ces valeurs à celles de la gauche. « La solidarité dans l’effort. S’il est courageux le petit peut vaincre le gros, en utilisant les talents de tout le monde. Le message c’est qu’on peut faire équipe quelle que soit sa taille », croit le député LFI de Montreuil.
D’ailleurs, si on est totalement honnête, après avoir cité un paquet de rugbymans engagé à droite, on trouve sans mal leurs alter ego de gauche : récemment Yannick Jauzion sur la liste PS de Carole Delga aux régionales en Occitanie. Christian Califano, au PS aussi, tout comme Serge Simon, engagé sur la liste de gauche aux municipales bordelaises de 2008. L’ancien du Stade Français Pierre Rabadan est aujourd’hui l’adjoint aux sports d’Anne Hidalgo à Paris. Même Fabien Galthié, plus jeune en tout cas, penchait plus de ce côté-là. Daniel Herrero a lui pris fait et cause contre l’extrême droite, notamment dans sa ville de Toulon, gagnée par le FN (ancien nom du RN) en 1995.
Mais le rugby a beaucoup changé depuis vingt ou trente ans. « C’est sûr que quand on passe d’un sport amateur à un sport professionnel, il y a une perte en ligne sur les valeurs, on ne va pas se mentir », reconnaît Aurélien Taché, qui se félicite quand même que le rugby pro soit d’après lui encore loin du foot pro. Résultat, l’élite du rugby français aujourd’hui, rares sont les petites villes qui survivent : seuls deux clubs sont issus d’agglomérations de moins de 100.000 habitants. « Derrière le XV de France et le Top 14, le rugby de village ça existe toujours, assure Antoine Audi. Dans ces territoires le rugby continue de faire société. »
Combat politique
Si on se penche sur l’histoire du rugby, son implantation particulière en France, surtout dans le Midi et le Sud-Ouest, est en partie liée à une affaire politique : face au football promu par les patronages catholiques, en Normandie et en Bretagne notamment, les élus républicains, radicaux-socialistes du Midi auraient eux investi le rugby. « Un sport d’instituteurs aussi ! », souligne Valérie Bonnet. L’historien du rugby, Joris Vincent, de l’université de Lille, voit dans cette théorie une des mythologies sur laquelle le rugby prospère. « A Paris, le rugby est implanté par des aristocrates. Certes dans le Midi il arrive dans le sillage de certains élus radicaux, dans les vignobles, mais parfois il arrive dans le sillage d’élus de droite. Ou d’entrepreneurs. »
Symbole de cet investissement politique loin d’être univoque pour l’historien : la finale du championnat de France de rugby en 1936, une semaine après la victoire du Front populaire aux législatives. Narbonne, terre d’élection de Léon Blum, l’emporte sur Montferrand, le club de la famille Michelin.
Récupération raciste
Si on décide de prendre comme prisme le recrutement de joueurs de rugby, ce n’est pas beaucoup plus simple. Alexis Corbière, qui a brièvement partagé l’affiche avec Louis Aliot (RN) dans le XV de France parlementaire, aime voir dans une équipe de rugby « un sport de jonction sociale » entre « des gens qui peuvent déménager des pianos et des gens qui peuvent en jouer ». Dans sa région d’origine, autour de Béziers, la pratique du rugby est très liée au milieu viticole, populaire. Le rugby qui arrive en France à fin du XIXe siècle est pourtant très élitiste. « Une élite sociale, physique et économique », assure Joris Vincent, qui voit dans le rugby d’avant-guerre un sport de hauts fonctionnaires, de gens qui -c’est rare à l’époque- peuvent aller à l’université. « Il faut attendre 1920 et la saignée de la Première Guerre mondiale pour voir le vivier de joueurs devenir un peu plus populaire », ajoute l’historien.
Dans l’offensive de Valeurs actuelles sur le rugby, les élus de gauche interrogés voient surtout une offensive raciste, en récupérant un sport jusque-là « plutôt blanc » face au mythe de l’équipe « black blanc beur » du foot en 1998. « Ils ont une haine du football, sport par excellence des milieux populaires issus de l’immigration, moins habitués au rugby », croit Alexis Corbière. Aurélien Taché, député de Cergy, reconnaît lui aussi une moindre grande pénétration du rugby dans les quartiers populaires des banlieues : « C’est vrai qu’il faut être plus nombreux, c’est moins universel que le foot, mais je ne vois rien d’indépassable. J’ai bon espoir que le mondial participe à une certaine démocratisation. »
Mythes et image de marque
Au-delà de l’équipe de France de 2023, dont les joueurs sont d’origines sociales et ethniques variées, Joris Vincent met un point d’honneur à rappeler que le rugby a depuis longtemps fait toute sa place aux populations issues de l’immigration et/ou racisées : « Le rugby a toujours été intégrateur, quelle que soit la culture l’ethnie, les religions… Serge Blanco, Abdelatif Benazzi, plus récemment Mathieu Bastareaud, Thierry Dusautoir… »
Rugby de village, d’école de commerce, de métropoles, pro, amateur, du Midi rouge, de riches industriels, blanc, inclusif, pour les gros, les petits, les minces… Le rugby ne rentre dans aucune case. Quand on croit le saisir, un petit coup de reins et il vous met dans le vent et va à dame. « Un sport est un sport. Quand on fait un hommage à la franchouillardise en ouverture de la coupe du monde, la question ce n’est pas le rugby, ce sont les choix esthétiques des dirigeants du rugby », juge Valérie Bonnet. « La cérémonie d’ouverture était pleine de clichés rassurants, croit Antoine Audi. Mais le rugby ce n’est pas que ça. »
C’est peut-être ce qu’il y a de plus paradoxal, alors que les objectifs de la fédération sont d’ouvrir un maximum le rugby. La FFR a notamment une des législations les plus progressistes dans le monde du sport sur l’inclusion des personnes transgenre. Le générique officiel des matchs de la coupe du monde montre un rugby part certes du village mais termine par une image très urbaine, bigarrée et même féminine. Le trait est encore plus poussé par la très entraînante pub Adidas à l’occasion du mondial, qui donne le ton : « This is new rugby ». « Adidas comme la fédération de son côté cherchent à gagner des parts de marché dans les banlieues, chez les femmes… », affirme Valérie Bonnet.
Le rugby est peut-être un peu victime de ses propres mythes, plus ou moins entretenus, plus ou moins actuels : « Le french flair, à la base il est plutôt gallois ou anglais, rappelle Joris Vincent. La phrase sur un sport de voyou joué par des gentlemen, c’est faux, c’est un sport d’école ! Même William Webb Ellis inventeur du rugby c’est une légende ! » Mais tout ça forge tout de même l’image de marque de ce sport. Le rugby pas franchement de droite, ni réellement de gauche, il serait donc macroniste ? On laisse la question en suspend jusqu’à un article à l’occasion de la coupe du monde 2027.
À lire aussi