VIDEO. Projet de loi anti-casseur: Transposer les interdictions de stade aux manifestations, un risque?
FOOTBALL•Edouard Philippe a annoncé vouloir s'appuyer sur les interdictions de stade pour sa loi anti-casseurs...Aymeric Le Gall
Après des années passées à évoquer la possible transposition des interdictions administratives de stade à des franges plus importantes de la population, il semblerait que certains spécialistes du monde des tribunes de foot avaient vu juste. En se présentant sur le plateau du 20h de TF1 lundi soir pour évoquer les violences constatées lors des différentes manifestations des « gilets jaunes », le Premier ministre Edouard Philippe a sorti de son chapeau une possible loi qui permettrait aux autorités de ficher les fauteurs de troubles et les interdire de manifester.
« L’inspiration ne date pas d’hier, ça fait déjà plusieurs années que les dispositifs qui ont d’abord été expérimentés dans les stades de foot intéressent les syndicats de police et certains parlementaires qui voudraient les appliquer aux manifestations », explique le sociologue Nicolas Hourcade, spécialiste des questions de supportérisme. Si l’opinion publique et médiatique n’a pas ou peu tendu l’oreille à ceux qui prévenaient que le monde des supporters avait servi de laboratoire grandeur nature, cela s’explique aisément. « On n’a été écoutés seulement par les personnes qui voulaient nous écouter, c’est-à-dire pas grand monde, avance l’avocat Pierre Barthélemy. Comme les supporters n’ont globalement pas très bonne presse dans l’opinion publique, ce n’est pas surprenant. »
Aujourd’hui, il est question de mettre en pratique ces mesures à plus grande échelle. Pour se faire, le gouvernement s’appuie sur une proposition de loi présentée par le patron des sénateurs Les Républicains Bruno Retailleau et votée au Sénat le 23 octobre 2018.
Une décision qui avait immédiatement fait réagir l’ANS (l’Association nationale des supporters) : « L’ANS observe avec inquiétude que le droit d’exception applicable aux supporters menace désormais d’autres catégories de citoyens », pouvait-on lire dans son communiqué. Un point de vue que ne partage pas Brigitte Lherbier, la sénatrice LR du Nord, qui expliquait en octobre dernier que ces mesures d’interdictions de stade avaient « fait leurs preuves ». Pas plus que le Premier ministre qui affirmait de son côté sur TF1 que « ce dispositif a bien fonctionné ».
Quel bilan pour les interdictions de stades ?
« Pour savoir si ces mesures ont vraiment fait leurs preuves, ça serait bien de faire un bilan, réagit l’avocat parisien. Ca fait treize ans qu’on a voté ça discrètement, par amendement, dans une loi antiterroriste, et à aucun moment on n’a fait le moindre bilan de leur utilisation, des abus, on ne sait pas combien d’IAS ont été prononcées, combien ont été annulées, etc. On n’a absolument jamais étudié la question donc je ne vois pas comment on peut dire que ça a fait ses preuves. »
« Il faudrait déjà savoir de quoi l’on parle, pose de son côté Nicolas Hourcade. Parle-t-on des interdictions judiciaires de stade, qui, elles, ont véritablement fait leurs preuves, ou parle-t-on des interdictions administratives, pour lesquelles on peut se montrer beaucoup plus mesuré ? Edouard Philippe ne l’a pas dit clairement même s’il semble plutôt parler des interdictions administratives. » A ce stade, il est nécessaire de faire le distinguo entre ces deux mesures radicalement différentes. Contrairement aux interdictions judiciaires de stade (introduite en France par la loi Alliot-Marie votée en 1993), qui sont « efficaces, incontestables et pour lesquelles les droits de la défense sont bien protégés », dixit Nicolas Hourcade, les interdictions administratives de stade sont prononcées par le préfet, sans intervention du juge judiciaire, et ne permettent donc pas l’établissement de preuves car produites sur la seule foi d’informations policières. Dans les faits, c’est une mesure plus facile à prononcer même si elle est moins « satisfaisante au regard des droits de la défense », selon un rapport sénatorial de 2007.
C’est aussi l’avis de Pierre Barthélemy. « A l’origine, les IAS devaient simplement servir à faire la jointure avec la procédure judiciaire : Par décision administrative, tu interdisais à quelqu’un d’aller au stade à titre préventif, le temps qu’il soit jugé au pénal. Finalement ils se sont rendu compte que c’était très utile et ils ont commencé à l’utiliser à tort et à travers. On n’est plus du tout dans une mesure préventive. On est face à une mesure complètement autonome qui se veut en fait être une mesure de sanction qui contourne la seule autorité qui, en France, peut prendre des sanctions, à savoir le juge judiciaire. On a complètement dévoyé la raison d’être de cette mesure de police administrative, on est clairement dans l’abus. »
Des IAS pour lutter contre les violences, vraiment ?
Ces « abus », quels sont-ils ? Introduites par la loi antiterroriste de 2006, les « IAS » ont peu à peu été détournées de leur fonction initiale pour déborder sur des sujets bien éloignés de la lutte contre les violences dans les stades. Nicolas Hourcade : « A une époque, les IAS ont beaucoup servi à sanctionner des supporters du PSG qui avaient pour principales revendications la critique de la hausse du prix des places au Parc des Princes, la politique du PSG vis-à-vis des supporters et l’impossibilité d’animer les tribunes. On est loin des faits de violence. »
Un rapport sénatorial de 2016 révélait que deux tiers des IAS attaquées en justice avaient finalement été annulées par un juge. « Le problème, nous dit Nicolas Hourcade, c’est que faire un recours devant le tribunal administratif est une procédure longue et, en général, même si le tribunal administratif donne raison, il ne donne raison qu’une fois que la mesure administrative est purgée… »
Les IAS contraignent par ailleurs souvent la personne à pointer au commissariat les jours de matchs de son équipe. Pierre Barthélemy évoque ainsi le cas de ces interdits de stade qui ont passé « parfois 60 après-midi ou soirée au commissariat à pointer au lieu de passer du temps en famille ou autre. Ce n’est donc pas simplement une interdiction de stade, on parle là d’empêcher quelqu’un d’avoir une vie sociale pendant la durée des matchs. »
C’est le cas de Simon*, un supporter de Toulouse âgé de 30 ans, interdit de stade en 2011 lors d’un déplacement au Parc des Princes suite à un contrôle d’alcoolémie positif réalisé aux abords du stade.
a« « En 2014, j’ai passé (et réussi) un concours de la fonction publique pour entrer dans l’administration pénitentiaire, sauf qu’avec l’IAS qui apparaissait dans un fichier (le fichier TAJ), on m’a répondu que je ne pouvais pas prétendre à ce boulot. J’ai donc dû faire un recours devant le tribunal administratif, ça a duré près de trois ans pour qu’à l’arrivée le juge me donne raison et j’ai enfin pu intégrer l’administration pénitentiaire. Le tribunal administratif de Toulouse a reconnu qu’il était parfaitement illégal de retenir les IAS dans un fichier pour s’en servir après contre la personne. Mais j’ai quand même perdu trois ans à cause de ça… » »
Quels risques pour demain ?
« On peut se dire que si l’on ne met pas suffisamment de garde-fous dès aujourd’hui et qu’on ne mène pas une réflexion très importante sur le sujet, on risque d’avoir une mesure qui va conduire aux mêmes dérives », estime l’avocat au barreau de Paris. Hourcade poursuit : « Ces mesures peuvent donner lieu à des abus puisque les textes ont été extrêmement flous dans le cadre des stades, et on semble partir dans la même direction pour les manifestations : on parle d’un comportement d’ensemble qui menacerait l’ordre public et donnerait lieu à une interdiction. C’est tellement large que ça peut englober des gens qui sont effectivement très dangereux comme des gens qu’on aurait sanctionnés pas forcément de manière très juste pour des faits relativement mineurs. »
Malgré tout, le sociologue pense que dans le cas des manifestations, « on peut raisonnablement imaginer que les débats parlementaires seront plus intenses. Là on arrive sur des sujets qui intéressent beaucoup plus la population et donc un certain nombre de difficultés liées à ce dispositif seront mises en évidence. Avant les gens ne les voyaient pas parce que ça ne semblait pas être un véritable problème qu’on puisse empêcher des gens d’aller voir un match de foot. Or là, symboliquement, ça touche beaucoup plus de gens. »
*Le prénom a été changé