CYCLISMELe gravel, plus qu’une lubie des organisateurs de grandes courses

Strade Bianche : Le gravel, plus qu’une lubie des organisateurs de grandes courses

CYCLISMEAprès les pavés, le Tour de France fera cet été la part belle aux routes blanches, dont les « Strade Bianche », mini-monument italien précurseur, est la traduction littérale. Mais qu’apporte le gravel au cyclisme sur route ?
William Pereira

William Pereira

L'essentiel

  • Les Strade Bianche, mini-monument de début de saison sur route, se déroulent ce samedi. L’épreuve se distingue par ses chemins blancs, un terrain de type gravel que l’on retrouvera cet été sur le Tour de France.
  • Le gravel gagne en popularité, comme en témoignent l’apparition de manches de Coupe du monde UCI, et la participation de stars comme Wout van Aert et Matej Mohoric aux Mondiaux.
  • La place du gravel dans les Grands Tours fait débat, certains comme Patrick Lefevere dénonçant le risque d’aléas pour les favoris. Les jeunes coureurs sont cependant déjà formés au pilotage sur tous types de surface.

Ne cherchez pas Remco Evenepoel dans la liste de départ des Strade Bianche. Le Belge a préféré entamer sa préparation pour le Tour de France 2024 de manière plus conventionnelle en s’alignant sur Paris-Nice, plutôt que de se risquer à goûter les sentiers poussiéreux de Toscane pour préparer le passage du peloton sur d’autres chemins blancs, ceux de l’Aube, le 7 juillet prochain. Pour pimenter la fin de première semaine de la Grande Boucle, les organisateurs ont en effet décidé que 32 des 199 km du tracé autour de la ville de Troyes se feraient sur des routes non goudronnées, à travers 14 secteurs répertoriés.

Evenepoel s’en serait bien passé. C’est sur une portion empruntée aux Strade Bianche qu’il a compris, en 2021, ne pas être en condition de jouer le maillot rose sur le Giro. C’est aussi sur ce genre de terrain qu’il a perdu le Tour de Valence 2022 au profit d’Alexander Vlasov. Remco n’est pas copain avec le gravel et l’avait fait savoir ce jour-là : « Ils ont décidé d’envoyer les coureurs sur de si petites routes avec beaucoup de cailloux… Ils avaient dit qu’il n’y aurait plus de pierres sur le parcours, mais il n’y avait que ça. Je trouve que c’est dommage, la course était déjà très dure, elle n’avait pas besoin de ce secteur de gravier. Cela ressemblait à un secteur de VTT. Toutes les courses veulent ajouter des secteurs gravel maintenant. »

Fumée blanche! Pas pour désigner un nouveau pape, mais le passage du peloton et des voitures suiveuses sur les Strade Bianche
Fumée blanche! Pas pour désigner un nouveau pape, mais le passage du peloton et des voitures suiveuses sur les Strade Bianche - Fabio ferrari/LaPresse FerrariFa/SIPA

Le Tour plaide coupable. « On avait envie de mettre des chemins blancs depuis 2016, expliquait Thierry Gouvenou, responsable du tracé, à Cyclism’Actu. On voulait déjà en mettre sur l’étape d’Epernay en 2019, mais on n’avait pas trouvé les chemins qui nous convenaient, c’était trop dangereux. » En 2022, le peloton du Tour féminin a ouvert la voie à ceux de Troyes, qui ont donné satisfaction. Dans la même catégorie, la France du vélo peut également s’enorgueillir des chemins de vigne de Paris-Tours, capables d’offrir le même spectacle poussiéreux sur une dizaine de kilomètres.

Aux Mondiaux de gravel, des semi-pro passent des relais à van Aert

ASO a pris le parti d’imiter les Italiens par nostalgie et effet de mode, mais ces derniers auront toujours l’avantage de l’authenticité sur ce terrain. Avant d’avoir leur course professionnelle, les Strade Bianche étaient une course de vélo loisir qui se courait sur des vieux vélos, pour célébrer une époque révolue. Son arrivée dans le calendrier professionnel (2007) va dans le sens d’une évolution naturelle. Et sa popularité au sein du peloton a fini par en faire un petit monument de début de saison, trait sur lequel les organisateurs italiens entendent forcer en ajoutant 30 bornes et quatre secteurs gravel supplémentaires cette année. Ses apparitions au Giro (2010 puis 2021) s’inscrivent dans ce courant, de même que celles du mythique col de Finestre – celui de l’attaque de Froome en 2018 – emprunté trois fois depuis 2010. Un peu comme les pavés ont pu faire leur apparition récemment sur le Tour, la dernière fois en 2022.

On ne peut cependant pas omettre de mentionner la popularité grandissante du gravel en tant que discipline et donc de phénomène à part entière en Europe. « C’est en vogue depuis un peu plus longtemps chez les Américains [dont l’une des plus grandes courses porte le nom de « Barry Roubaix »], qui ont des espaces plus dédiés à ça, expose Tao Quéméré, meilleur Français aux derniers Championnats du monde de gravel, et ancien fondeur pro. Les marques ont beaucoup poussé et marketé pour créer cette discipline. L’UCI s’y est intéressée et depuis deux ans, il y a un circuit de Coupe du monde de gravel. » Les coureurs tous terrains que sont van Aert, van der Poel ou Mohoric, champion du monde en titre, se sont laissés tenter par l’expérience des Mondiaux de gravel, où se mêlent pro, semi-pro et amateurs. Quéméré a ainsi pu faire un bout de chemin dans la roue de WVA. « Je lui ai même passé deux ou trois relais, histoire de dire que j’avais relayé Wout van Aert. Mais sur les portions sinueuses, je ne pouvais plus suivre. Techniquement, c’est un autre monde. »

Wout Van Aert, lors de la course de gravel d'Houffa (août 2023)
Wout Van Aert, lors de la course de gravel d'Houffa (août 2023) - Shutterstock/SIPA

Le coureur de Visma-Lease a bike échouera tout de même à neuf minutes de Mohoric. A l’image des pavés, être fort ne suffit pas sur gravier, il faut aussi savoir éviter les pièges du terrain et adapter le matériel en conséquence. « La préparation des matériels, la gestion des pressions de pneus, les sections de pneus, ce sont des paramètres importants, détaille Laurent Brochard, ancien champion du monde sur route et champion du monde de gravel chez les 55 ans. Dans l’idéal, il faut reconnaître le terrain, savoir où mettre les roues pour réduire les risques de pépins. Mais c’est très aléatoire. On a beau prendre les meilleures trajectoires, les portions les plus propres, au final on serre les fesses et on prie pour passer au travers. Parce qu’on peut toujours taper des branches, des ronces qui endommagent le matériel. Il faut avoir toujours une bonne étoile. »

« Je ne sais pas si le gravel a sa place sur un Grand Tour »

Reste à savoir si la popularité et les perspectives offertes par ce nouveau dérivé du cyclisme doivent interférer avec les aspirations des coureurs de Grands Tours. Au-delà d’Evenepoel, Patrick Lefevere et d’autres acteurs du cyclisme ont exprimé leur hostilité aux chemins blancs sur le Tour. Mohoric lui-même s’interroge. « Je comprends la plupart des gars, en particulier les coureurs du classement général, qui ont consacré tant de mois de travail et qui peuvent tout perdre à cause d’une crevaison ou d’une chute, déclarait le Slovène à Cyclingnews. C’est une situation un peu délicate. Je ne sais pas si ça a sa place sur un Grand Tour. Peut-être qu’ils pourraient au moins trouver une règle pour bloquer les temps du classement général, mais d’un autre côté, peut-être que le général est une récompense pour le coureur le plus complet. »

L’argument du pilotage tient la route. Il avait déjà été, via l’exemple des pavés, présenté comme remède à l’hégémonie des grands leaders et aux scénarios monotones des Grands Tours. La popularisation du cyclo-cross a fini de renforcer le statut des pilotes complets. Ces derniers y ont vu un moyen de parfaire leur préparation hivernale et de minimiser les risques de chutes sur route, sans pour autant voir cette discipline déborder réellement de son cadre. Tout l’inverse du gravel, qui réussit à s’immiscer dans des grands événements sur route à la faveur de la frontière ténue entre sentiers blancs et bitume. Une lubie ? « Non. Vu les investissements des marques sur cette discipline, je doute que ce ne soit qu’une mode », tranche Laurent Brochard, qui prête son nom à une course de gravel, La Sancy Arc-en-Ciel.

Bien inspirés, les formateurs ont déjà senti le vent tourner, selon Tao Quéméré. « Les cyclistes espoirs ont désormais pas mal de courses avec du chemin blanc. Ce n’est pas un problème en soi si on ne tombe pas dans la caricature et qu’on en met partout, tout le temps. Les coureurs qui ont eu une formation linéaire chez les jeunes passent tous par du pilotage sur tous types de terrain. Remco n’a peut-être pas eu ce parcours, comme il arrive du foot. » S’il boude les chemins italiens, le Belge n’est pas dans le déni : il a déjà été aperçu dans l’Aube pour reconnaître l’étape de tous les dangers. Qui sait, avec un peu de chance, il y prendra goût.