FOOTBALLL’histoire tristement banale de Paul, coincé au Qatar et privé de passeport

Coupe du monde 2022 : Passeport confisqué, salaire envolé, l’histoire tragiquement banale de Paul, coincé au Qatar

FOOTBALLPendant que le Mondial fait sa vie de son côté, celle de Paul, 26 ans, originaire d’Ouganda, est moins glamour. Comme des milliers de travailleurs migrants au Qatar, il n’a plus de travail et son passeport lui a été confisqué
Aymeric Le Gall

Aymeric Le Gall

L'essentiel

  • Si le Qatar poursuit ses festivités liées au Mondial, il existe une autre réalité quand on quitte le centre-ville de Doha et que l’on pénètre dans la zone industrielle.
  • C’est là que vit Paul, 26 ans, originaire d’Ouganda. Après avoir été livreur à moto puis ouvrier dans le bâtiment, il est aujourd’hui au chômage à cause du Mondial.
  • Privé de son passeport par son ancien patron et pas payé depuis des mois, le jeune homme n’a qu’un seul rêve, quitter ce pays au plus vite et rentrer chez lui.

De notre envoyé spécial à Doha,

L’histoire de Paul, cet Ougandais de 26 ans, est tragiquement classique. Ce n’est qu’une histoire de plus parmi des milliers d’autres, de ces anonymes qui construisent et font tourner le Qatar, sans qui la Coupe du monde n’aurait jamais eu lieu. Une histoire de plus que le Qatar balaiera d’un revers de main parce que, au fond, tout ça n’est qu’une preuve supplémentaire du racisme des médias occidentaux. Une histoire vraie, pourtant. Car Paul est bien réel. Il est même tactile, et ce sont bien ses mains qui nous cherchaient quand il racontait l’enfer qu’il vit au quotidien, invisible à côté de la caravane du Mondial.

Pourquoi la raconter, alors, si elle est si banale qu’on le dit ? Pourquoi celle-là et pas une autre ? Tout simplement parce que Paul nous a contactés par l’intermédiaire de notre collègue Quentin Müller, qui connaît la région pour l’avoir sillonnée dans le cadre de son livre-enquête Les esclaves de l’homme-pétrole. Aussi parce que Paul avait besoin de parler, de vider son sac, parce que Paul est à bout. Et enfin, parce que cette histoire tristement classique concentre dans ce petit bout d’existence tous les maux dénoncés depuis des années par les ONG et journalistes occidentaux au sujet du petit émirat gazier.



L’El Dorado qatari n’était qu’un écran de fumée

Après quelques échanges par SMS, rendez-vous est pris dans un grand centre commercial luxueux dans la périphérie de Doha. Après quinze minutes à échanger dans une cafétéria, Paul, 1,75 m, la silhouette râblée couverte d’une casquette de la Suède qu’il ne quitte jamais, nous entraîne sur un terrain vague à proximité, à l’abri des caméras qui scrutent chaque mètre carré de ce pays. L’entretien peut alors commencer.

Venu au Qatar il y a un peu plus d’un an de ça, car, chez lui, en Ouganda, « il n’y a pas d’argent, pas de boulot » et qu’il a un père, une mère, une femme et une petite fille d’un an et demi à nourrir, Paul ne rêve aujourd’hui de rien d’autre que de rentrer chez lui. « Ce qu’on a trouvé ici n’est pas ce qu’on nous a vendu. Un travail, un bon salaire, un logement décent, de quoi envoyer de l’argent à nos familles. Il n’y a rien de tout ça ici pour nous », souffle-t-il, le regard dans le vide.

Convaincu par une connaissance qui avait tenté sa chance et qui possédait des contacts dans une entreprise de services de livraison à domicile, Paul a dû s’endetter pour trouver les 2.000 dollars que lui réclamait cette personne afin de lui dégoter un visa et payer son billet d’avion. En arrivant à Doha, un second intermédiaire lui demande la même somme. Paul refuse et le gars lâche l’affaire. Tant pis, ça marchera peut-être avec le prochain, qui sait.

Un patron aux méthodes de voyous

Après quelques démarches administratives, le voilà avec son permis moto en main et un contrat de travail chez Talabat, une des principales boîtes de livraison de repas à Doha.

« Au début ça se passait plutôt bien. Et même si les journées de travail étaient longues, au moins douze heures par jour, j’étais payé à temps, raconte-t-il. Mais, rapidement, les problèmes sont apparus. Mon chef, un Soudanais, a commencé à me ponctionner une grande partie de mon salaire, il déduisait tout un tas de choses sans qu’on sache très bien à quoi ça correspondait. Il ne me donnait aucune explication, c’était comme ça, point. Sur le coup que peut-on faire ? On a besoin d’argent, donc on accepte. »

Un jour que Paul est en route pour une livraison, une voiture le percute et le renverse – « ici, ils roulent comme des fous », précise-t-il, on a pu s’en rendre compte depuis notre arrivée. La moto est endommagée, le bonhomme aussi, à la jambe. On cite d’abord la moto, car c’est bien cela qui inquiète le boss. Et s’il promet de venir au chevet de son employé, Paul l’attendra en vain dans sa chambre. Au bout de deux jours, il finit donc par se rendre à l’hôpital par ses propres moyens.

Sur place, on lui demande sa « health card », cette carte d’assurance santé que toute entreprise est censée fournir à ses travailleurs, dont Paul n’a jamais vu la couleur. « Ils ont accepté de me donner les premiers soins, ils m’ont fait une perfusion, mis des pansements puis ils m’ont dit de revenir plus tard avec mon chef. Je l’ai appelé, il m’a dit ''ok, je vais t’envoyer quelqu’un''. Mais comme il ne venait pas, j’ai fini par me soigner seul avec les moyens du bord. Je suis resté au lit trois jours, mais il a bien fallu que je reparte au travail, car l’argent ne rentrait plus et je n’avais plus de quoi aider ma famille. »

De la livraison à la construction

Il reprend donc son poste et ne reçoit ce mois-là que 166 misérables riyals qataris, la monnaie locale, soit environ une quarantaine d’euros. Mal soigné, Paul tombe vite malade. Maux de tête, fièvre, frissons, nausées. Sans le moindre sou sur son compte, il se résout à utiliser les quelques riyals qu’il était censé donner à son boss après sa journée de travail, « pour acheter des médicaments, un peu de nourriture et d’eau. »

Dans la tête de son patron, c’en est trop. D’abord blessé, maintenant malade et en plus voleur, Paul n’en vaut décidément pas le coup. L’homme déboule donc au logement de son ouvrier, accompagné par un homme de main, « un Malawi » se souvient Paul, pour faire place nette. « Ils m’ont tout pris, mon téléphone, les clés de la moto, le casque, tout. Et ils les ont donnés à un autre travailleur. Je me suis donc retrouvé sans rien. J’ai passé deux semaines encore dans le logement, jusqu’à ce que je ne puisse plus payer. C’est là que j’ai dû partir à la recherche d’un autre emploi. » Ce sera dans la construction, comme des centaines de milliers d’autres dans cette ville où les maisons et les immeubles poussent comme des champignons.

« J’ai été embauché, sans contrat puisque mon ancien patron avait gardé mon passeport. Là, ils nous payaient 105 riyals (27 euros) par semaine, ce n’était pas grand-chose, mais c’était toujours plus que ce que je gagnais avant. Mais je n’avais pas d’endroit où loger. J’ai donc dormi dehors pendant presque deux semaines, puis sur des bouts de cartons dans les chantiers, dans des maisons en construction. Je me suis fait dévorer par les moustiques, j’avais faim. J’ai souffert, tellement souffert. » Voyant la détresse de leur compagnon, d’autres ouvriers finissent par lui faire une place dans leur logement moyennant « un petit loyer ».

La kafala officieusement encore en vigueur au Qatar

Nous sommes début novembre, le Mondial approche et l’entreprise de construction met tout le monde au chômage forcé le temps de la grande fête du foot. Moins les supporteurs du monde entier voient de chantiers et d’ouvriers à l’œuvre, mieux c’est. Paul prend alors une décision : sans emploi, sans argent, et bientôt sans logement, l’heure est venue de rentrer. « Quitte à souffrir, autant que je sois chez moi auprès de ma femme et de ma fille », lâche-t-il alors que la nuit est tombée sur notre terrain vague. Mais les choses ne sont pas si simples (pour changer). Si, depuis l’abolition du système de la kafala par le gouvernement en 2020, les ouvriers sont censés pouvoir se tourner vers la justice qatarie pour réclamer leurs salaires impayés, leur passeport et pousser leurs employeurs devant les tribunaux, la réalité est bien différente.

Les exemples d’ouvriers ayant tenté leur chance et qui attendent encore aujourd’hui que leur dossier soit examiné par les autorités judiciaires sont légion. Paul lui-même en connaît plein.

« « J’ai des amis à qui c’est arrivé. Certains ont déposé un dossier de plainte depuis des années, et peu importe où ils se rendent auprès des services du gouvernement, c’est toujours la même réponse : "reviens demain". Or, même dans ce pays, une entreprise n’a pas le droit de garder le passeport d’un travailleur si celui-ci le lui réclame, c’est écrit dans la loi. L’entreprise qui fait ça risque une grosse amende de 25.000 riyals. Mais dans les faits, la machine judiciaire qatarie est faite pour nous décourager de porter plainte contre nos patrons. Car ils sont bien contents qu’on soit là pour construire leur pays. » »

Depuis des semaines, Paul est en effet trimballé de service en service sans jamais pouvoir plaider sa cause, lui qui pensait sincèrement tomber sur des oreilles attentives prêtes à l’aider. « Dans les bureaux ce sont tous des Qataris, et ils ont le cœur mauvais. Et pendant qu’ils te font tourner en rond, toi tu dépenses le peu qu’il te reste pour payer le transport pour aller d’un service à un autre, pour imprimer les papiers qu’ils demandent… Tout ça pour quoi ? Pour rien… ». Il soupçonne les services de l’État d’être de mèche avec son ancien patron, lequel garderait son passeport pour décourager ses autres employés de réclamer eux aussi leurs dus devant la justice.

« Qu’ils m’expulsent ! », lâche Paul, broyé par le système

Le dernier recours qu’il imagine, tant il semble désespéré ? Se rendre directement au centre de rétention de Doha, la « Detention Prison Division », sorte de lieu de transit perdu au fin fond de la zone industrielle, loin des regards des badauds et du luxe de la capitale, d’où sont expulsés les fauteurs de troubles qui dérangent la famille Al-Thani. « Je n’ai plus d’autres choix, car personne ne m’écoute dans les services administratifs. Qu’ils m’expulsent ! Ils peuvent même garder mon passeport si ça leur chante, dit-il. Je veux juste rentrer chez moi ». Il espère au moins pouvoir y dormir le temps que la situation se débloque, car il n’a plus de quoi payer le loyer avec ses compagnons de galères. Il prend le portefeuille dans sa poche arrière pour nous montrer sa fortune : « Treize riyals (moins de trois euros), c’est tout ce qu’il me reste pour vivre ».

Malgré le calvaire qui est le sien depuis son arrivée au Qatar, Paul impressionne par la force mentale qu’il dégage. « Je ne dois pas pleurer, je dois me comporter en homme digne, mais je meurs petit à petit à l’intérieur. Parfois, quand je sens que je vais craquer, je me procure un peu d’alcool. Mais je fais attention quand même. Beaucoup ont sombré dans l’alcoolisme et dans la drogue, pour oublier ». Oublier cette vie d’aliéné, loin, très loin du Mondial qu’on célèbre à une vingtaine de kilomètres de là.

Paul aime le foot, lui aussi. Au pays, il jouait avant-centre avant de redescendre d’un cran, « numéro 6 ou 8, détaille-t-il. Comme Pogba, je me débrouille pas mal pour orienter le jeu et amener le surnombre dans la surface. Mais je ne suis pas maladroit face au but non plus ! ». « Mais nous ne sommes pas les bienvenus à la fête, dit-il avant de nous quitter. Le monde devrait savoir ce qu’il se passe ici. Contrairement à ce que le Qatar essaie de faire croire, 99 % de ce que racontent les médias occidentaux est vrai. J’ai envie de dire aux touristes, aux supporteurs, venez voir ce que l’on vit, venez voir la réalité de ce pays qui essaie de vous éblouir. »