La Coupe du monde dans nos vies, épisode 2. «On n’a pas le même maillot, mais on a la même pinte», un Mondial au comptoir
TRANCHES DE VIE•Rencontre avec les barmans, ces héros de l’ombre qui se sacrifient pour qu’on puisse profiter de notre Coupe du monde…Jean-Loup Delmas
L'essentiel
- La Coupe du monde, ça se passe aussi dans les bars.
- Des bars pour qui cet évènement est l'occasion de faire le plein de clients et de souvenirs.
- On est allé les rencontrer, entre investigation et barathon.
Nous sommes tous un peu la Coupe du monde. Qu’on adore ou qu’on déteste le foot, qu’on le suive régulièrement ou une fois tous les quatre ans, qu’on soit né un soir de juillet 1998 ou trente ans avant, nous avons tous une expérience singulière et collective liée à la Coupe du monde. Durant tout le Mondial en Russie, 20 Minutes vous propose de l’explorer chaque jour à travers des témoignages, des interviews, des anecdotes, des jeux, des reportages ou des portraits. Parce que la Coupe du monde, c’est bien plus que juste du foot.
>> Pour relire l'épisode d'hier : L'interview de Gloria Gaynor
>> Pour retrouver tous les épisodes de la série
Aujourd’hui, l’épisode 2 : Les bars et la Coupe du monde
Il a bien fallu attendre le quatrième bar pour qu’on daigne nous offrir une pinte. Longue vie à la réputation du journaliste pique-assiette, et à celle du bar un peu radin. Nous sommes un vendredi de début d’été, les terrasses s’emplissent en même temps que les cœurs et nous, on a décidé de se la jouer barathon plutôt que de flâner au Luxembourg. Pour qu’on nous raconte un peu ce que c’est que de servir des mousses en plein Mondial. « On vit et on fait ce métier pour ce genre d’événements, pour pouvoir vibrer et voir le bar réellement s’enflammer, envoie d’entrée Michel Ghidella, patron du Saint-Hilaire, pub du Ve arrondissement de Paris, et déjà tout fou à l’idée de vivre un mois de foot russe. C’est avec les grandes compétitions qu’on a les meilleures ambiances, les meilleurs chiffres bien sûr, et surtout les meilleurs souvenirs. »
Depuis 23 ans qu’il officie comme patron du lieu, tous les deux ans, c’est la même histoire : le bar prend vie pour le foot, vibre sous les cris des centaines de supporters pintés (nous) qui hurlent leurs bonheurs, pissent dans la rue et chantent trop fort sous le balcon « de la vieille du 1er qui va finir par appeler les flics » (ce qu’elle ne fait jamais, on a compris le bluff).
De cette double décennie derrière le comptoir, l’homme en a collecté des anecdotes :
- Ce groupe d’Anglais qui avait commandé 300 pintes. L’addition de la machine à caisse parcourait tout le bar. Bon, là, on s’incline, même si on avait pas mal bu lors du France-Allemagne 2016 sur ce même comptoir.
- De la Coupe du monde 2002 en Asie et des gens qui trempaient leurs croissants dans leurs bières le matin en suivant les matchs (on n’a rien contre l’alcool, au contraire, mais respectez-vous un minimum bon sang)
- De cette femme qui, ivre un soir de 12 juillet 1998, avait sauté pieds nus sur des pintes. Alors qu’elle pissait le sang et que ses pauvres pieds étaient ouverts à de multiples endroits par les éclats de verre, elle avait refusé de se faire soigner, trop désireuse de se rendre immédiatement sur les Champs-Elysées fêter la victoire. « De toute façon, elle était tellement euphorique qu’elle me jurait ne pas avoir mal. »
- Et toujours ce même soir béni, le silence précédant le coup de sifflet final et l’explosion de joie. « Cela a dû durer même pas une seconde, mais je m’en souviendrai toute ma vie », raconte-t-il.
20 000 lieues sous les bières
Au-delà du folklore, tenir un bar en période de Coupe du monde, c’est un putain de sacerdoce. « Un bar, c’est un lieu qui doit générer du social. C’est un endroit qui se nourrit des interactions, des cris, des foules, des rencontres entre inconnus. Notre rôle, c’est celui-là, on ne doit pas l’oublier. C’est ça qu’on offre, une euphorie collective. Quand je vois des inconnus s’enlacer après un but ou crier tous ensemble après une faute, je sais que mon bar fait correctement son boulot. Si tout le monde restait entre soi, même en consommant beaucoup et en passant chacun individuellement un bon moment, je me dirais qu’il manque un truc. »
C’est vrai ça. Si on se décide à payer nos pintes sept balles au bar, c’est bien parce qu’on recherche cet effet de foule. Ou parce qu’on est des pigeons, au choix. Que celui ou celle qui n’a jamais serré dans ses bras son voisin inconnu lors d’un but de Griezmann ou d’Henry nous jette la première bière.
Bon allez, c’était bien beau tous ces discours, mais il est temps de bouger. Place au Shywawa, un bar de Saint-Michel, le spot incontournable de nos fins de samedi soir, où il est difficile de ne pas voir que la Coupe du monde est là. Les multiples drapeaux à l’entrée, les affiches des matchs écrits sur le tableau, et les quatre écrans qui passent en boucle du foot pendant un mois… Le bar s’est refait une beauté pour l’occasion. On vérifie au cas où, qu’il n’y a pas de douille derrière : non, la pinte est, elle, toujours à quatre euros, tout va bien.
Robin Eche, manager et responsable du bar, nous en offre une (ENFIN !) et vient nous en dire plus sur le sens de sa déco : « C’est important pour nous de mettre des drapeaux de différentes nations pour montrer qu’on n’est pas un bar franco-français. Tout le monde est le bienvenu, d’ailleurs on sait qu’on va recevoir beaucoup la communauté péruvienne et colombienne par exemple. »
« Quand la France perd, on passe ironiquement We are the champions en musique »
Alors qu’on songe aux mines qu’on va pouvoir se mettre avec les Sud-am, on écoute Robin continuer son envolée pour le foot pour tous tandis qu’on entame une nouvelle binouze : « Notre slogan, c’est : on n’a pas le même maillot, mais on a la même pinte. Et on essaie de dédramatiser au maximum. L’idée, c’est d’avoir des clients qui passent un bon moment, pas qui jouent leur vie. Quand la France perd, on passe ironiquement We are the champions en musique. On n’hésite pas non plus à vanner gentiment durant un match. Même moi qui ne suis pas footeux de base et qui avais l’image du supporter ingérable, je remarque que tout ce que les gens veulent, c’est faire la fête. »
On le quitte en entendant son ironique « A demain » (on vient si souvent que ça ici ?), direction le boss final du game. L’Antidote, le bar de foot par excellence. Gueule pleine à chaque match, jusqu’à en déborder dans la rue, l’établissement est comme Messi : il joue sa légende sur ce mois de juin. « Comme les joueurs, on a peur de se rater dans ce moment charnière, sourit Quentin Lefevre, l’un des barmans. Par exemple, à l’Euro-2016, durant la demie France-Allemagne, les télés ont sauté, et tous les spectateurs se sont rués vers d’autres bars. Tout ce qu’on redoute, et paf, ça t’arrive. C’est comme manquer un tir au but, même si on en rigole maintenant. »
Un public français difficile et versatile
Business is business. On a causé souvenirs, interactions, passions, mais question pognon ça donne quoi une Coupe du monde ? Premier affront : « si on compare au rugby, le fan de foot consomme bien peu », nous répond-on. On en reprend une.
Comme leur président, qui ne fera le déplacement en Russie que si ça se passe bien pour les Bleus, les Français n’ambiancent les terrasses qu’en fin de Mondial. « Ça ne commence à devenir incroyable en termes de chiffre d’affaires qu’à partir des quarts de finale, avoue Michel Ghidella. Les matchs avant, c’est la préchauffe. Mais les Français ne deviennent pas fous pour le foot ou pour la Coupe du monde, ils deviennent fous pour les Bleus…. Et encore, uniquement pour les Bleus qui gagnent ». Quentin : « Le public a retrouvé de l’amour pour l’équipe de France, mais cela reste friable. Je pense que les Bleus sous-estiment l’importance du comportement. Les fans ont du mal parfois à se retrouver dans leurs attitudes un peu nonchalantes… Et nous, les barmans, on a envie de les secouer et de leur crier "Soyez irréprochables !" parce que c’est quand même notre rentabilité qui est en jeu avec eux. »
Cf Knysna 2010. Une crise pour l’Equipe de France, mais aussi pour les bars, qui ont vécu le fiasco bleu intensément. « Je me souviens que pendant les matchs, les gens demandaient si on pouvait remettre la musique. Personne ne regardait. Les supporters ne venaient plus. Heureusement c’est derrière nous, mais si les supporters ont oublié, nous, on reste méfiants. »
Reste l’indispensable question. Quand on est barman et fan de foot, ce n’est pas trop dur de ne pas suivre les matchs ? « Parfois, c’est juste horrible. D’ailleurs quand c’est un match qui me tient à cœur, je regarde les buts au ralenti et j’annonce à tout le monde que je ne sers pas le temps de le voir le but », rigole Quentin. « C’est une autre expérience, je suis un spectateur aveugle, mais avec le bruit du bar, je sais très bien quel est le score, et même la physionomie du match. C’est comme suivre le match sur une radio un peu spéciale », préfère positiver Michel. Robin Eche pour le mot de la fin : « C’est sûr qu’on ne profite pas du match, mais on est heureux si les gens au bar en profitent. On est un métier de services, faut pas que le foot nous fasse oublier ça. » D’ailleurs mon verre va pas se remplir tout seul mon petit père…
>> Demain : Mais bon sang, qui est à l’origine du nom du Stade de France ?