Biathlon : « Comme une rupture amoureuse »... La carabine cassée, angoisse ultime du biathlète?
SPORTS D'HIVER•L'opération sauvetage de la carabine de Quentin Fillon-Maillet, il y a dix jours, souligne l'importance que revêt la crosse principale aux yeux des biathlètesWilliam Pereira
Solidement installé au fond de son canap pendant la poursuite d’Ostersund, il y a dix jours, Franck Badiou l’a vu venir gros comme une maison. La chute de Quentin Fillon-Maillet, la carabine qui se casse, tout ça, c’était forcément une mission pour l’ancien entraîneur de tir de l’équipe de France de biathlon. « Quand je vois l’image Quentin se relève avec la carabine cassée, je me dis : "je pense que je vais avoir des nouvelles". Moins d’une minute après, Patrick (Favre, le coach de tir actuel) m’a appelé ». Dans le même temps, QFM met les voiles sans passer par la zone mixte. Il repart à l’hôtel pour constater les dégâts et se prendre la tête entre les mains. Favre ayant obtenu sans trop de mal l’aval de Badiou, il toque à la porte de son skieur et l’informe de l’opération de sauvetage de sa « cara ». Une Odyssée en plusieurs actes.
La mission
Le transporteur : Stéphane Bouthiaux. Le patron du biathlon français rentrait de Suède le lundi 17h et repartait mercredi à 6h du matin pour Hochfilzen.
Le délai : 36 heures pour remettre l’arme fatale en état de marche.
L’homme providentiel : Franck Badiou, donc. Médaillé d’argent aux JO d’été 1992 au tir à 10m en carabine à air comprimé. Un homme qui aime bichonner des machines qu’il connaît sur le bout des doigts.
Le diagnostic : « Ma seule crainte par rapport à la casse était que ça ait fait des "allumettes", que ce ne soit pas une casse nette. Et le lundi, je constate tout de suite que c’est une casse nette. J’avais déjà ma procédure en tête.
L’opération : « J’avais réfléchi au processus pour catalyser les colles plus vite. Normalement c’est 8 ou 9h pour avoir un semblant de dureté, donc je me dis que ça allait être chaud par rapport aux différentes procédures. Mais ça s’est bien passé, moyennant deux nuits avec très peu de sommeil. » Il faut en plus ne pas se laisser distraire par les collègues curieux qui s’agglutinent dans l’espoir de voir l’objet de près, comme s’il s’agissait là d’une rareté. « Des carabines cassées, il y en a pourtant beaucoup à l’année », souffle Franck Badiou.
L’attente : QFM tente d’appeler son ancien entraîneur de tir, qui le laisse en vu, faute de temps et par peur de nourrir de faux espoirs. Quelques photos envoyées à chaque fin d’étape suffiront finalement à rassurer le biathlète, qui partage avec enthousiasme l’avancée des travaux sur ses réseaux.
Le résultat : « Franck a bien rigidifié la carabine, signalait QFM en conférence de presse, mercredi. Il a mis quelques renforts en carbone pour éviter une nouvelle casse. Ou comment éliminer le point de faiblesse après la chute. » Petit détail qui rend bien : Badiou a même eu le temps de la repeindre, « histoire de dire que la carabine est présentable et qu’on ne voit quasiment rien. »
Les fignoleurs et les « sagouins »
Le coup de la peinture n’est pas tout à fait anodin, en ce qu’il dénote d’un lien quasi spirituel entre le biathlète et son outil de travail. Clément Jacquelin frère et carabinier de, compare la casse à « une rupture amoureuse, comme s’ils cassaient une part d’eux-mêmes ». Il y a certes quelques « sagouins sans considération pour leur arme » pour reprendre les mots de Badiou, mais ceux qui l’aiment ne font pas dans la demi-mesure, particulièrement QFM, qui en a par ailleurs conçu quelques unes au cours de sa carrière.
L’attachement presque obsessionnel des athlètes pour leur carabine principale est aussi pragmatique. Badiou : « même pour ceux qui en ont une de rechange, la numéro une c’est l’outil au quotidien, et les skieurs y apportent toujours des petites modifs jour après jour. » Ces derniers peuvent en avoir une seconde quasi identique à la première que ça ne change rien. « La première crosse est une source de confiance tout simplement parce qu’on a l’habitude de courir avec », précise Fillon-Maillet, qui met tout de même un point d’honneur à pratiquer sa crosse numéro deux au cas où.
« « Tout l’été ça m’arrive assez régulièrement de prendre ma crosse de réserve où j’ai une carabine entière en doublon. L’ensemble de la carabine est double, le canon, la crosse, le système de portage, tous les accessoires, je les ai en double. Donc pendant l’été, assez souvent je prends cette crosse pour m’y faire et ne pas être surpris en plein hiver au cas où je doive la prendre en main. » »
Après tout, n’est-ce pas la deuxième fois qu’il casse sa carabine en course (la première, c’était à Kontiolahti en 2017) ?
La pièce spéciale de Jacquelin
Et dans le pire du pire des cas, il reste la crosse de réserve de l’équipe, dont le réglage consiste en un compromis standard entre les caractéristiques de chaque biathlète français. Elle avait par exemple permis à Emilien Jacquelin de claquer un 19/20 sur la mass-start d’Oberhof l'année dernière malgré la casse de sa carabine. Une performance difficilement imitable depuis la blessure estivale du Français, qui a forcé son carabinier de frère à ajuster une ou deux pièces sur le joujou pour assurer une certaine stabilité sur le pas de tir et qu’aucune autre crosse ne saurait reproduire. Autrement dit, s’il arrive une QFM à Emilien, Clément devra forcément jouer les Franck Badiou pour sauver la mise.