« Je pétais des câbles pour rien »… Sur les traces de la rage stéroïdienne provoquée par le dopage
ENQUêTE•La prise de stéroïdes anabolisants peut coïncider avec l’augmentation de l’agressivité chez celui qui les prend. Jusqu’à provoquer une « rage stéroïdienne », un concept encore discuté chez les scientifiquesWilliam Pereira
L'essentiel
- 20 Minutes a enquêté sur le dopage dans la musculation, avec une attention particulière sur les jeunes pratiquants.
- Dans cette troisième partie, zoom sur la rage stéroïdienne, un phénomène qui peut se traduire par un épisode psychotique très bref à la suite d’une consommation le plus souvent exagérée de stéroïdes anabolisants.
Attablé dans la boulangerie qui fait face à sa salle de sport favorite, Karl dénote avec le commun des passants. Ailerons en guise de trapèzes, biceps congestionnés, son physique hors norme est le fruit d’un travail de plus de dix ans qui l’a conduit jusqu’aux compétitions de culturisme. Une brève parenthèse dans sa vie de coach, lors de laquelle il effleurera le dopage du bout des doigts. Sur conseil de son préparateur, Karl consomme pendant plusieurs jours de l’Anavar, un stéroïde anabolisant utilisé pour contrer la perte musculaire involontaire de personnes atteintes du VIH ou en chimiothérapie. Chez un sujet sain, elle favorise la prise de masse musculaire. « Au bout de 4-5 jours, je soulevais plus lourd et plus longtemps. Je me sentais plus fort et j’avais l’impression que mes muscles étaient plus épais. Mais j’ai rapidement arrêté parce que j’avais des crampes insupportables. »
Rage des stéroïdes et effet Superman
Un mal pour un bien. S’il avait continué sur la voie des stéroïdes anabolisants androgènes (SAA), notre coach aurait pu faire l’expérience d’effets secondaires à la fois plus graves et visibles. On peut citer l’atrophie - réduction - testiculaire, la gynécomastie, (l’apparition de petits seins), et plus grave, la rage stéroïdienne. Un concept apparu au milieu des années 1980, après que l’augmentation du nombre de bodybuilders américains derrière les barreaux a commencé à interpeller les observateurs.
Celle-ci peut se traduire par un épisode psychotique très bref lors duquel un élément déclencheur, très souvent anodin, va provoquer une colère incontrôlable. Paul*, un gaillard de plus de 90 kg, se souvient très bien du jour où il a retourné sens dessus dessous le rayon d’un supermarché.
« Je sentais bien que j’étais plus irritable que d’habitude. Et puis un truc tout con, une personne qui ne me calcule pas quand je lui demande de bouger son caddie qui bloquait le passage, me fait devenir fou. J’ai pris le caddie des deux mains, je l’ai fracassé contre l’étalage, j’ai écarté une autre personne violemment, et j’ai foncé avec mon caddie pour avancer. En plus de ça, j’insultais la terre entière. » »
A minima, la prise de stéroïdes augmente l’agressivité chez son consommateur. Le bodybuilder professionnel Florian Poirson, un personnage d’apparence plutôt très calme et chaleureux, a pu le constater à ses dépens. « Quand j’ai commencé à en prendre, j’ai compris que ça avait un impact sur mon humeur. A l’époque, une ex-copine m’a vite fait comprendre que je pétais des câbles pour rien. Je me suis remis en question, et, heureusement, j’ai été bien entouré. »
Paul, que l’épisode du supermarché n’a pas convaincu d’arrêter le dopage, évoque par ailleurs un sentiment de hargne « positive », comparable à l’euphorie. « C’est l’effet superman, commente le Dr Jean-Pierre de Mondenard, ancien médecin du Tour dans les années 1970 et fin connaisseur de la question. Ça vous rend confiant au point de vous sentir indestructible. « J’ai vu des mecs sous produits pendant un an ou plus partir en cacahuètes à cause de ça, poursuit le bodybuilder. Les types font des conneries dans la vie de tous les jours et quittent leur femme sur un coup de tête. C’est dévastateur. »
Ces comportements pourraient s’expliquer par un cocktail peu recommandable de surconfiance et d’hypersexualité, liée à l’augmentation de la libido provoquée par l’explosion du taux de testostérone dans le sang. Jean-Pierre de Mondenard : « Sans avoir de donnée précise, j’ai vu passer beaucoup de gens sous stéroïdes anabolisants avec une vie familiale compliquée, témoigne le médecin. Par exemple, j’ai reçu dans mon cabinet un type qui faisait l’amour 11 fois par jour avec sa femme. Donc elle est partie. »
Pas de consensus scientifique autour de la « rage » mais une agressivité avérée
La rage stéroïdienne en tant que phénomène « hulkesque » est encore discutée au sein de la communauté scientifique, qui cherche à en délimiter les contours, notamment sur son lien direct avec la criminalité. Le cas du défunt double-champion du monde de lutte Chris Benoît, qui s’était donné la mort après avoir tué femme et enfant en 2007, est un bon exemple. Si le rapport de l’enquête avait convenu de l’endommagement avancé du cerveau du Canadien au niveau d’une « personne de 85 ans atteinte d’Alzheimer » en raison de la consommation de stéroïdes, les suspicions de « roïd rage » n’ont jamais été confirmées.
Celle-ci est souvent brandie par les avocats qui cherchent des circonstances atténuantes
à leurs clients. Ce fut le cas pour le bodybuilder Paul Bashi, condamné à 14 ans de prison pour violences conjugales et dont une partie de la défense consistait à incriminer la consommation industrielle de stéroïdes anabolisants plutôt que l’individu lui-même. La piste de la rage stéroïdienne avait été également avancée de manière précipitée dans un procès autrement plus médiatique, celui d’Oscar Pistorius.
En 2006, une étude de l’université d’Uppsala (Suède), avait toutefois estimé que les utilisateurs de stéroïdes étaient environ deux fois plus susceptibles d’être reconnus coupables d’une infraction armée. Un léger bémol poussera les scientifiques à reconnaître les limites de leurs travaux : il est par exemple difficile d’établir le nombre de personnes au sein du panel ayant agi parce qu’ils étaient naturellement violents, ou bien parce qu’ils étaient sous l’emprise de stéroïdes.
Rage ou pas rage, le lien entre augmentation de l’agressivité et prise de stéroïdes reste avéré. Dans une étude menée aux Etats-Unis sur des hamsters par le chercheur Richard Melloni (2017), les équipes de scientifiques en étaient arrivées à la conclusion d’une corrélation entre comportement agressif et la prise de stéroïdes anabolisants androgènes. « Personne aujourd’hui ne peut dire que la rage des stéroïdes est une vue de l’esprit », conclut le Dr de Mondenard.
*Le prénom a été changé