Super Ligue : L'équité sportive, nouveau combat improbable du projet dissident contre l'UEFA
FOOTBALL•Pilotée par la société promotrice A 22, la nouvelle offensive de la Super Ligue se veut très idéaliste afin de convaincre ses opposants. L'UEFA et l'ECA ne croient pas à ce virage à 180 degrésWilliam Pereira
Les masques tombent à nouveau. Non pas que l’on ait douté un seul instant de la nature des visages cachés derrière la nouvelle société A 22 Sports Management, chargée de « parrainer et aider à la création de la Super Ligue en Europe » selon ses termes, mais la récente charge médiatique d’Andrea Agnelli confirme la tendance. A savoir que le trio dissident composé de la Juventus, du Real et du Barça, n’a jamais prévu de lâcher le steak sur le projet de ligue semi-fermée (désormais ouverte).
Seule l’approche change : les promoteurs de la Super Ligue souhaitent rétablir une équité sportive que l’instance européenne a échoué à conserver. « Si le système actuel est maintenu, l’écart entre les clubs anglais et espagnols en particulier et les autres ne fait que se creuser peut-être à l’exception du PSG et du Bayern Munich, alerte Agnelli dans une interview au Telegraaf. Alors que ce qui devrait être poursuivi, c’est une plus grande démocratie sportive. Un club polonais n’a-t-il pas le droit de réussir ? Les supporters polonais n’ont-ils pas assez de passion pour le football ? »
Agnelli, l’élitiste devenu populiste
Le retour au foot à papa, avec « une chance pour tous d’atteindre le sommet de la pyramide », comme l’évoque pour 20 Minutes un représentant d’A 22, est l’un des dix grands principes portés par l’organe consultatif. Une accumulation de commandements tous plus bienveillants les uns que les autres et auxquels il est impossible de ne pas souscrire à moins d’être dépourvu d’humanité.
Ce qui est trop beau étant par nature suspect, il convient de s’interroger sur la sincérité de la démarche, promue, rappelons-le, par des dirigeants avec un certain penchant pour l’élitisme. William Martucci, un ancien consultant pour l’UEFA en charge du développement des compétitions de clubs, a travaillé sur la nouvelle mouture de la Ligue des champions. Et il rappelle que l’Agnelli subitement ému par le sort des supporters de Lech Poznan ou du Legia Varsovie, est le premier à avoir ouvert la boîte de Pandore en dégainant un format de Ligue des champions semi-fermée du temps où il régnait sur l’ECA.
« Ce projet très élitiste avait été mis sur la table par Agnelli en 2019. Il avait été rejeté par une poignée de clubs. Ces derniers s’étaient associés pour envoyer une lettre à l’UEFA et d’autres organisations afin de résister. Ils ont réussi à repousser le projet. »
Les dix principes de la Super Ligue
- Des compétitions ouvertes et méritocratiques
- Les championnats nationaux : le socle du football
- Améliorer la compétitivité grâce à des ressources stables et durables
- La santé des joueurs doit être au centre du jeu
- Des compétitions gérées par les clubs avec des règles de viabilité financière transparentes et bien appliquées
- La meilleure compétition de football au monde
- Améliorer l’expérience des supporters
- Développer et financer le football féminin
- Bien plus de solidarité
- Respect du droit et des valeurs de l’Union européenne
Pourquoi la Super Ligue réapparaît depuis l’automne ?
« On voulait faire un point d’étape sur l’avancement des dialogues, explique un autre ponte de la société A 22. On a voulu clarifier notre position auprès des clubs, leur prouver qu’on les écoutait. Expliquer, aussi, que nous ne sommes pas une ligue fermée [composée de 60 à 80 équipes pour 14 matchs par club, au minimum]. Et on est réellement satisfaits de cette première étape de dialogue engagée avec les clubs car on sent qu’ils partagent à 100 % le diagnostic et qu’ils veulent travailler. » L’association européenne des clubs (ECA) observe tout ça avec dédain. « Le Real Madrid, la Juventus et le Barça se lancent dans une nouvelle tentative désespérée, devine Wanja Greuel, membre du board de l’ECA et CEO du club suisse des Young Boys. Il est clair qu’ils essayent de continuer de faire vivre ce projet de Super League d’une manière ou d’une autre. Personne n’a jamais voulu de cette Super League à part cette poignée de clubs attirée par l’odeur de l’argent. »
Une poignée estimée à « 40 à 50 clubs intéressés » par l’organisme dissident qui se garde bien de donner des noms. Car c’est un coup de bluff ? Possible. Officiellement, il s’agit surtout de protéger ces supposés alliés, menacés de lynchage par la garde rapprochée d’Aleksandr Ceferin, dépeint par ses ennemis comme un Don Vito Corleone en puissance.
« « Il y a une réelle pression de l’autre côté à inciter à ne pas nous parler. L’UEFA appelle, envoie des gens, dit clairement "si vous entendez parler d’autres clubs qui échangent avec nous, il faut le dire", un peu comme une mafia. » »
Des accusations que nous n’avons pas été en mesure de vérifier, quoi qu’on devine chez le patron de l’UEFA un certain talent dans l’art de l’intimidation. A l’automne dernier, Ceferin recevait Bernd Reichart, tout juste nommé CEO d’A 22 et deux de ses associés, dont Anas Laghrari, un proche de Florentino Pérez. La réunion, qui promettait de se dérouler en petit comité, s’est transformée en noces pourpres pour les trois hommes. Face à eux, et en plus du Slovène, une trentaine de sommités telles que Javier Tebas (Ligue espagnole), Nasser Al-Khelaïfi ou encore Karl-Heinz Rummenigge (Bayern Munich) se sont adonnés à une mise à mort en bande organisée selon plusieurs sources présentes. Le message de l’UEFA est très clair, « l’opposition à cette autoproclamée Super League reste aussi écrasante aujourd’hui qu’elle l’a été depuis avril 2021 ».
UEFA vs Super Ligue, la Cour de justice de l’UE va trancher
Puisque la discussion n’est pas une option, il a été décidé que la Cour de justice européenne (CJUE) arbitrerait le match Super Ligue vs Ligue des champions. Autour d’une question fondamentale : l’UEFA abuse-t-elle de sa position au détriment des lois européennes en se permettant de menacer de sanctionner les clubs mutins à l’initiative du tournoi semi-fermé ? Le 15 décembre, l’avocat général de la CJUE a considéré que l’UEFA était dans son droit. Il y a donc de bonnes chances que ses recommandations soient suivies lors de la décision finale de ce conflit, même si le camp Super Ligue espère toujours que cette bataille juridique débouche sur une remise en cause de la place de l’UEFA dans le paysage. Sans ça, il sera difficile pour la compétition dissidente d’exister.
« On souhaite que les clubs aient au niveau européen les mêmes droits que les clubs au niveau national, argumente un dirigeant d’A 22. La L1 a beaucoup de libertés pour s’auto-organiser. En Europe, on devrait avoir au moins ces mêmes droits. » Or, et c’est le point de vue d’Agnelli, tous les droits sont pour le moment concentrés dans les mains de l’UEFA. « Ils contrôlent tout, toutes les conditions financières, commerciales, juridiques et sportives. Alors que l’UEFA, en fait, n’est responsable que de fixer la date et les matchs dans le contexte européen. »
L’UEFA a des comptes à rendre sur l’équité sportive
En cas de victoire totale de l’instance du football européen, celle-ci sera débarrassée d’une épine du pied, mais aura des comptes à rendre, notamment sur la question de l’équité sportive au sein du vieux continent. La Super Ligue et ses intentions discutables ne doivent pas faire oublier les écueils de l’UEFA, dont le Fair-play financier et les mécanismes de solidarité ne suffisent pas à cacher la poussière de l’élitisme. « Si le jugement permet de définir un peu mieux ce modèle sportif européen, on sera dans une situation où l’UEFA aura moins d’excuses pour ne pas faire ce que tout le monde attend d’elle, à savoir mettre en place des mesures plus interventionnistes, espère William Martucci. Qui pourra mettre la pression sur l’UEFA pour le faire ? La commission européenne. C’est toujours difficile d’évaluer la volonté politique de ces organisations, mais on a vu plusieurs députés, surtout en 2021 après la mutinerie de la Super Ligue, s’exprimer en faveur d’une meilleure régulation. »
« « Il faudrait, soit de manière très simple, taxer les championnats les plus riches et redistribuer cet argent aux autres, soit au niveau des clubs, envisager une luxury tax : admettons qu’un club souhaite dépenser 400 000 millions d’euros en masse salariale chaque année. Il devra alors payer une taxe de 100 millions d’euros, et ces 100 millions sont reversés aux autres clubs qui ont moins à dépenser. Autrement, il faudra que les clubs européens sous représentés prennent le pouvoir d’une manière ou d’une autre. » »
Dans un monde idéal, l’ECA devrait le permettre. Mais dans les faits, seuls 100 clubs ont le droit de vote (et « une vingtaine tire les ficelles », fait savoir un observateur avisé du football européen) au sein d’une instance présidée par un homme, Nasser Al-Khelaïfi, que le statu quo arrange autant qu’Alexander Ceferin. Et où la résignation semble régner. Il y a par exemple bien longtemps que les Young Boys de Wanja Greuel ont rangé leurs ambitions à la cave :
« Quand j’ai commencé à aimer le football il y a 40 ans, c’était différent. Beaucoup plus de clubs pouvaient gagner la C1, c’était super. Mais le football est également un business. Les clubs sont des entreprises. La seule chose que l’on puisse faire actuellement est de se prémunir contre le pire. Et le pire, c’est la Super League. Nous devons ralentir la cadence. Le fossé va s’agrandir, essayons juste de ralentir cette chose inéluctable. Il y a un an, on a joué contre Manchester United ici en Ligue des champions. Chacun de leurs joueurs était mieux payé que tout notre effectif. Et on a gagné ! » Triste résumé du football de clubs européen, ce banquet inégal où les plus pauvres sont déjà bien heureux de pouvoir lécher quelques miettes.