FOOTBALLZapper ou mater le Mondial au Qatar, les amateurs de foot pas plus avancés ?

Coupe du monde 2022 : Zapper ou mater, les amateurs de foot pas plus avancés ?

FOOTBALLAprès un mois de débats acharnés sur le boycott ou non du Mondial au Qatar par les amateurs de football et à quelques jours du coup d’envoi de la compétition, il est encore difficile de répondre à la question. Mais pas impossible
William Pereira

William Pereira

Le tableau noir est saturé, presque illisible à force. On a écrit à la craie, effacé à la main pour repasser dessus, sans jamais trouver de réponse à l’équation toujours insoluble à quatre jours du coup d’envoi de la Coupe du monde 2022 : doit-on boycotter le Mondial au Qatar ? Personne ne s’y est résolu, du moins pas à l’échelle des institutions.

En France, la question n’a jamais vraiment effleuré l’esprit de Noël Le Graët, persuadé que la misère humaine s’efface à « coups de peinture ». Didier Deschamps, martèle frileusement depuis des mois que les joueurs sont libres de s’exprimer sur le sujet, ce qu’ils ont jusqu’ici très peu fait. Longtemps discrets, les joueurs de l’équipe de France ont annoncé mardi leur intention d’apporter un soutien financier à des ONG œuvrant « pour la protection des droits humains » et rappelé leur « attachement » au « refus de toute forme de discrimination ». Tout juste de quoi sauver l’honneur.



Sauf immense surprise, une action majeure des joueurs de tous bords est à exclure. La Coupe du monde, qu’elle se joue au jardin d’Eden ou sur un cimetière de travailleurs, reste le point d’orgue d’une carrière. La snober relèverait du sacrifice autant que d’une forme d’injustice – certes bien moindre face à celle du sort des migrants – les footballeurs n’étant en rien responsables de l’attribution du Mondial à tel ou tel pays.

Des voix s’élèvent contre la culpabilisation des supporters

Il en va de même pour le (télé) spectateur. Pourquoi se priver de la plus belle fête sportive quand les personnes à blâmer sont à Zurich et Doha ? De quel droit impose-t-on un devoir moral doublé de la privation d’un plaisir majeur à des citoyens qui, à peine sortis d’une éprouvante pandémie, ont en plus désormais à subir l’inflation et les restrictions d’énergie.

Auteur de Qatar, le Mondial de la honte (Libertalia), le journaliste Nicolas Ksiss-Martov se dit « contre la culpabilisation des fans de foot. En revanche, il aurait fallu interpeller le politique. En tant que citoyens, on aurait déjà dû demander à nos élus, nos députés à l’assemblée, qui font des commissions d’enquête parfois très bien fichues, de regarder ça de près parce que c’est leur rôle. Après tout, ils ont bien voté l’envoi de 200 policiers français au Qatar… »

Reconnaissons tout de même à nos politiques une certaine constance dans le soutien à cette attribution controversée du Mondial 2022 au petit émirat depuis le déjeuner secret à l’Elysee en 2010 auquel avaient pris part Nicolas Sarkozy, Michel Platini et le prince héritier du Qatar.

« « Je ne veux pas être le moralisateur qui dit aux gens “non mais vous ne vous rendez pas compte de ce qu’il se passe là-bas”, déclare de son côté Quentin Müller, co-auteur de Les Esclaves de l’homme-pétrole. Ce serait une position peu pédagogue et particulièrement arrogante. Si les gens veulent la regarder, qu’ils le fassent, mais s’ils peuvent garder à l’esprit la manière dont elle s’est faite, au prix de quoi elle s’est faite, ça serait bien. » »

Un parallèle avec l’inaction climatique

Ne pas « se concentrer sur le football » contrairement à la volonté de Gianni Infantino semble ici être un minimum. Mais, face à l’urgence, peut-on se contenter d’un recueillement symbolique ? La question du boycott citoyen semble ici entrer en résonance avec les débats sur l’écologie. L’inaction des instances et l’irresponsabilité des plus riches découragent. Pour autant, sommes-nous exemptés de tout effort au prétexte qu’Elon Musk fait des trajets de 10 minutes en jet privé, ou que la Chine et les Etats-Unis snobent la COP 27, quitte à devenir nous-mêmes acteurs de ce suicide collectif ? Il en va de même pour la Coupe du monde.

Dans les deux cas, le poids individuel existe. Sur l’empreinte carbone individuelle, elle devrait être ramenée à 2 tonnes de CO2 par habitant dans un objectif de neutralité carbone. Or, en 2020, elle était de 8,2 tonnes de CO2/Français en moyenne (INSEE). La possibilité d’agir est de ce fait concrète et réelle. Sur l’attribution d’une Coupe du monde, il s’agit en revanche plutôt d’un effet par ricochet.

Boycott de la CDM > Chute des audiences > Moins d’annonceurs pour les diffuseurs > Diffuseurs mécontents revoient les droits TV à la baisse lors des prochaines négociations avec la FIFA > La FIFA y réfléchit à deux fois avant de donner le Mondial à n’importe qui

Explication un poil plus approfondie de Pierre Rondeau, spécialiste en économie du football.

« La FIFA ne perdra pas d’argent en l’état des choses s’il y a boycott populaire, puisque les droits TV de la Coupe du monde 2022 ont déjà été vendus. Son image de marque sera écornée ce qui aura par la suite d’éventuelles conséquences. Les pertes seront dans un premier temps pour les diffuseurs actuels qui ont payé pour diffuser la Coupe du monde 2022. Mais s’il y a une baisse d’audiences au Qatar, cela incitera les diffuseurs à renégocier à la baisse le montant des droits TV pour les Coupes du monde suivantes. »

Pourquoi un boycott des téléspectateurs serait une catastrophe pour la FIFA ?

Depuis 2002, les droits TV sont la principale source de revenu de l’instance du football mondial. Ainsi, la structure du budget alloué à la CDM 2018 en Russie était composée de :

  • Billetterie : 13 %
  • Droits TV 55 % (3 Milliards de dollars en 2018)
  • Revenus commerciaux : 31 %
  • Autres : 1 %

Kssis-Martov : « s’il y avait 50 % de spectateurs en moins - ce qui n’arrivera pas - la FIFA serait obligée de se rendre à l’évidence pour maintenir ses revenus. » En théorie, ne pas regarder la Coupe du monde mettrait la FIFA sous l’eau. Mais ce serait trop vite oublier que Gianni Infantino cache un joker dans sa manche. Pierre Rondeau. « Tout ceci sera contrebalancé par le fait que le prochain Mondial 2026 soit à 48 nations. Donc il y aura plus de matchs en tout. Ça pourrait inciter la Fifa à demander ou exhorter que le prix ne baisse pas malgré une dévalorisation populaire suite à un boycott fonctionnel ou efficace du Mondial. Autrement dit, le prix unitaire baisserait, mais pas le total. »

Même si le joker ne vaudra que pour cette fois si on se met du côté de la FIFA, le supporter de foot vaguement éclairé a bien compris que c’était la fin de l’innocence. Désormais, chaque grande compétition risque de le placer devant un choix impossible. L’urgence climatique laisse aisément deviner que la version 2026 se fera épingler pour son empreinte carbone désastreuse (comptez pas loin de 5.000 bornes du nord du Canada au sud du Mexique, bonjour les trajets en avion) et 2030 n’a pas beaucoup d’options raisonnables : entre la candidature commune entre l’Uruguay, l’Argentine, le Chili et le Paraguay et l’Ukraine venue se greffer à celle de la Péninsule ibérique, on est encore partis pour bien rigoler.

L’exemple de la révolte contre la Super Ligue

Autre argument en faveur du pessimisme désengagé, la dimension très européano-centrée de la lutte. « En Afrique, le Cameroun, le Sénégal, le Maroc, tous ces pays-là l’attendent avec impatience, ajoute Nicolas Kssis-Martov. En Amérique du Sud, les questions autour de la Coupe du monde n’existent qu’un peu au Chili (qui n’est pas qualifié) avec la nouvelle gauche qui se positionne. Il y a un côté "vous faites chier à nous donner des leçons avec vos histoires de migrants alors que vous nous laissez crever en mer", qui est compréhensible au demeurant ». Problème, les marchés TV africain et asiatique réunis pèsent à peine moins que le marché européen en matière de revenus (32 %). « C’est tout l’enjeu d’une problématique globale, dit Rondeau. L’action individuelle sur un phénomène mondial fait que nos voix sont toutes petites. »

Une lueur d’espoir en forme d’exception qui confirme la règle : le poids des groupes de supporters. Luc Arrondel, directeur de recherche au CNRS et spécialiste d’économie du football : « ce qui pourrait avoir un impact, ce sont les mouvements des supporters comme on a pu en voir autour de la Superligue, où beaucoup d’entre eux étaient sortis dans la rue. C’est bien la preuve que si vous ne tenez pas compte du tout des supporters, vous vous exposez à leur mécontentement. » Là encore, le Qatar a anticipé le coup en formant ses propres colonies de supporters. Comme si le cynisme avait toujours un coup d’avance.