Escrime : « Cette période m’a conforté dans l’idée qu’il fallait savoir lâcher prise », estime Enzo Lefort
INTERVIEW•Le champion du monde en titre de fleuret va disputer le week-end prochain à Doha sa première compétition depuis plus d'un anPropos recueillis par Nicolas Camus
L'essentiel
- Comme chaque lundi, 20 minutes donne la parole à un acteur ou une actrice du sport qui fait l'actu du moment. Cette semaine, place à Enzo Lefort.
- A l'arrêt depuis près d'un an à cause de la pandémie de coronavirus, les compétitions internationales d'escrime reprennent en ce mois de mars.
- Après les sabreurs à Budapest puis les épéistes à Kazan, c'est au tour des fleuretistes d'entrer en piste en fin de semaine, à Doha.
- Enzo Lefort, champion du monde en titre de la discipline, y jouera sa place en individuel pour les JO de Tokyo.
Enfin. Après un an sans compétition, les escrimeurs retrouvent les pistes internationales en ce mois de mars. Les sabreurs ont eu l’honneur de tirer les premiers, la semaine dernière à Budapest, avant les épéistes, qui sont dedans depuis vendredi à Kazan. Pour le fleuret, rendez-vous en fin de semaine à Doha. Enzo Lefort en sera, bien sûr. Le champion du monde 2019, comme tous ses coéquipiers de l’équipe de France, joue une place en individuel aux JO de Tokyo sur ce week-end. Il y en a trois à prendre, alors que les Bleus sont déjà qualifiés par équipe. Joint avant d’embarquer pour le Qatar, ce lundi, Lefort raconte à 20 Minutes sa hâte de remettre le masque et comment il a mis à profit - quand même - ces derniers mois incertains.
Votre sport est à l’arrêt depuis un an. A quoi ont ressemblé ces douze derniers pour vous ?
Après le premier confinement, la reprise a été très progressive. Elle évoluait en fonction de la situation sanitaire, comme pour tout le monde. On a repris l’entraînement en mai, dans un premier temps en extérieur, et seulement ensuite on a eu l’autorisation d’entrer dans l’Insep, où on a enfin pu se remettre à l’escrime. On savait à ce moment-là qu’il n’y aurait pas de compétition avant octobre. Au départ la reprise était prévue à la fin de ce mois-là, puis ça a été fin décembre, puis janvier… Et là, on sait depuis la mi-janvier qu’on a cette compétition à Doha.
Comment vous avez vécu tous ces reports ? Ça ne doit pas être évident de rester mobilisé…
On a vite compris, quand même, que l’incertitude allait devenir la norme et qu’on allait manquer de visibilité. Après, il y a deux catégories d’athlètes, finalement. On est quelques-uns à savoir qu’on va faire les Jeux, dans la tête ça donne une perspective. Moi je me suis dit pendant toute cette période qu’il fallait que je m’accroche, que je préparais les JO. C’était plus compliqué pour les autres, encore dans l’incertitude ou qui savaient déjà qu’ils n’iraient pas à Tokyo. Mais mine de rien, les Jeux à Paris se rapprochent, ils ont cet objectif à long terme pour se motiver au quotidien.
Il y a trois places à prendre en individuel à Doha, comment cela va se passer ?
On est une short list de quatre [Julien Mertine, Erwann Le Péchoux, Maxime Pauty et lui-même], mais si un autre athlète fait une grosse performance cette semaine [12 Français sont en lice au total], les entraîneurs en tiendront compte.
Quels sont les critères ?
La seule certitude est que le premier aux points [selon un classement prenant en compte les résultats depuis octobre 2019] sera sélectionné. Pour le moment, c’est Julien Mertine, mais mathématiquement rien n’est fait. On est trois, avec Erwann et Maxime, à pouvoir le rattraper. Après, il y a Wallerand Roger qui est cinquième aux points. Il ne peut pas rattraper Julien, mais s’il fait une grosse perf ce week-end, ça peut jouer. Les places seront attribuées par une commission, selon un mélange de plusieurs critères. Moi par exemple je suis champion du monde en titre, j’ai prouvé que je savais gagner une compétition majeure, je pense que c’est une donnée importante. Mais je n’ai pas d’autre choix que d’attendre, comme les autres, l’annonce de la sélection.
Vous vous dîtes quand même que vous avez quasiment votre place, ou il y a une vraie pression sur ce Grand Prix à Doha ?
Dans ma tête, j’ai ma place à aller chercher. Mon but est de partir de là-bas avec un gros résultat pour être premier aux points, comme ça il n’y a plus de doute, je sais que j’y vais.
Vous devez piaffer d’impatience, après un an sans concourir…
C’est sûr, on a tous hâte ! Ça fait des mois qu’on bosse maintenant, alors on a envie de concrétiser. C’est super d’avoir cette compétition avant les Jeux, ça va servir d’étalon, de voir où on en est par rapport à nous-même, notre escrime, et aussi par rapport aux étrangers. C’est vraiment ça dont on manque en ce moment, ce feed-back de la compète. Ça nous sert toujours de référence dans notre progression. La compétition, c’est une validation du travail.
Vous allez vous battre les uns contre les autres pour aller aux Jeux. Comment se passe la concurrence au sein de l’équipe ?
Il y a une grosse densité en fleuret, mais on a la chance d’avoir un groupe sain. On s’entend vraiment bien, on est potes en dehors de la piste. La concurrence est acceptée par tout le monde, et ce sera pareil pour la décision des entraîneurs. On sait tous que si on n’est pas premier aux points, on s’expose. C’est très clair, et c’est à chacun de faire les meilleurs résultats possibles. Que le meilleur gagne, et quand on a perdu, on encourage l’autre quand même. Si on n’est pas premier aux points, on ne peut s’en prendre qu’à nous-même, on ne va pas espérer que l’autre se plante aussi.
Les JO risquent de se dérouler sans spectateurs. Ça enlèvera tout leur charme, selon vous ?
Honnêtement, non. Déjà, en escrime, on n’est pas habitué à des salles de 80.000 personnes en fusion (rires). Donc ça ne va rien changer. Nous, on est juste heureux qu’il y ait des Jeux. C’est le seul moment où notre sport a un peu de visibilité, on les attend toujours avec impatience. Ce sont les points culminants de notre carrière, donc qu’ils aient lieu est le plus important. Après, ça reste une piste, un adversaire, un arbitre.
Les Jeux, c’est aussi une ambiance générale, aller voir les autres athlètes, etc. Ça ne va pas vous manquer ?
Oui, peut-être, mais ce sont des paramètres qu’on ne maîtrise pas. Personnellement je m’en fiche, je m’intéresse aux aspects sur lesquels j’ai une prise. Tant qu’il y a ma compétition, c’est le plus important. Parce que sinon on se prend la tête et on perd de l’énergie pour rien.
Qu’est-ce que vous ont appris ces douze derniers mois, sur vous-même ou votre rapport au sport ?
Ce n’est pas quelque chose que j’ai appris vraiment, mais ça m’a conforté dans l’idée qu’il fallait savoir lâcher prise, s’adapter à la situation qui se présente. On n’a fait que ça, ces derniers mois. Faire avec les aléas était déjà notre quotidien en tant que sportif de haut niveau, mais là, ça a pris une autre dimension.
aVous avez mis à profit cette période pour sortir un livre de photos, racontez-nous comment est né ce projet…
C’est un livre [intitulé Behind the mask] qui met en avant la diversité en équipe de France d’escrime. J’ai eu cette idée après le premier confinement, en résonance avec le mouvement «Black Lives Matter». Je n’ai pas trop aimé la façon dont ce mouvement a été traité en France. Aux Etats-Unis, la société est fondée en partie sur le communautarisme. J’ai l’impression que tout à coup, on a voulu copier ça en France, alors que ce n’est pas du tout la façon dont on vit ici. En France, on prône le vivre-ensemble, la diversité, et je me suis dit qu’on était en train de créer des clivages dans notre société alors que ça se voulait un mouvement fédérateur.
Je prends l’exemple du carré noir sur Instagram. Soit tu le publiais, mais ça n’allait jamais, il n’y avait pas le bon hashtag ou je ne sais quoi, soit tu ne le publiais pas on disait que t’étais raciste. Ça a divisé beaucoup de monde. Personnellement, je me suis dit que je faisais un sport réservé dans l’imaginaire des gens à l’élite sociale, alors que ce n’est pas vrai. Moi je suis Antillais, je suis champion du monde de ce sport, dans les équipes de France il y a des gens issus de toutes les classes sociales, de toutes les ethnies, et je voulais mettre ça en avant.
D’où cette idée de photographier vos coéquipiers et coéquipières ?
J’ai pris le parti d’en photographier une vingtaine, sans distinctions, et j’en ai tiré une série photos qui devait à l’origine être exposée dans une salle de sport à Paris [La Mongolfière, dans le 10e arrondissement]. Ça devait se faire en novembre, mais le club a dû fermer. On attend que ça rouvre pour le faire. En attendant, je voulais rendre ces photos accessibles alors j’en ai fait un livre, que j’ai auto-édité pour ne pas avoir à faire de compromis avec une maison d’édition. J’avais envie de faire mon truc. J’ai tout fait de A à Z, j’ai fait ma maquette, je suis allé voir des imprimeurs, etc. Le livre est sorti en décembre, en vente sur mon site.
C’était un moyen, aussi, de faire un peu autre chose, de vous aérer l’esprit ?
Complètement, j’ai découvert les métiers de l’édition, j’ai appris à utiliser des logiciels comme InDesign, etc. C’était très intéressant. Et tout ça a été rendu possible par la période. Sans lever complètement le pied non plus, l’année dernière on s’est entraîné de façon moins intense que si on préparait les Jeux. Donc j’ai eu du temps et surtout de l’espace dans ma tête pour que ce projet puisse naître. Et mes coéquipiers ont tous été hyper contents de participer.
La photo, c’est une passion depuis longtemps ?
Ça fait trois ans maintenant que je m’y suis mis. Je travaille à l’argentique [sur pellicule]. Ça commence à prendre de plus en plus de place dans ma vie, et j’envisage de m’en servir pour ma reconversion. Je me dis pourquoi pas… j’ai encore le temps d’y penser, mais du coup là je profite. Je m’exerce, je prends de plus en plus de photos, j’en fais pour des marques de mode, des restos, plein de choses.
Vous pensez faire connaître un peu mieux l’escrime aussi par ce biais ?
De manière plus large, oui. Je pense au gamin qui a envie de faire l’escrime et qui se dit que c’est un sport inaccessible. Je veux qu’il sache que pas du tout, que ce sont des clichés, que ce sport est ouvert à tout le monde. D’ailleurs j’ai monté un partenariat avec Paris 2024. Quand l’exposition aura lieu, des écoliers d’Ile-de-France pourront venir la voir. Je suis heureux de ce projet.