Violences sexuelles dans le sport : « En parlant de pédophilie, les clubs ont peur de perdre licenciés et subventions »
INTERVIEW•Les journalistes lyonnais Mathieu Martinière et Daphné Gastaldi, qui ont révélé en décembre 77 affaires de pédophilie dans le sport pour Disclose, se confient à « 20 Minutes »Propos recueillis par Jérémy Laugier
L'essentiel
- En décembre, les journalistes du collectif We Report ont révélé pour Disclose des « dysfonctionnements graves » dans 77 affaires de pédophilie dans le monde du sport en France.
- En pleine affaire de violences sexuelles dans le patinage, Mathieu Martinière et Daphné Gastaldi, qui ont publié l’enquête Le revers de la médaille, dressent pour 20 Minutes le parallèle entre l’omerta dans le monde de l’Eglise et dans celui du sport.
- « La parole se libère », constate Daphné Gastaldi, moins de deux mois après la publication de l’enquête dans Disclose.
Deux ans après avoir enquêté sur la pédophilie dans l’Eglise, les journalistes lyonnais Mathieu Martinière et Daphné Gastaldi ont poursuivi en 2019 leur travail dans le monde du sport. « On s’est fait un peu dépasser par ce qu’on a trouvé en seulement huit mois, indique Daphné Gastaldi. Sur l’Eglise, on avait révélé la couverture de 34 prêtres par 27 évêques. Là, on en est à 77 affaires dans le sport. »
Le tandem, qui a publié en décembre Le revers de la médaille pour Disclose, s’est confié à 20 Minutes sur les points communs entre Eglise et sport au sujet des agressions sexuelles. En pleine affaire Sarah Abitbol, Mathieu Martinière et Daphné Gastaldi expliquent comment ils ont pu si souvent pointer cinq types de dysfonctionnements, et notamment le maintien en poste ou la récidive d’un entraîneur.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué lorsque vous avez enquêté dans le sport, en comparaison avec vos précédentes recherches sur l’Eglise ?
Mathieu Martinière : Ce qui m’a vraiment interpellé, c’est la mise en place d’une défense parfois viscérale d’un agresseur, même quand celui-ci a été condamné. Dans l’une des affaires révélées, un entraîneur de judo a été confondu par son ADN, avec donc un risque d’erreur judiciaire infime, et il n’a pas fait appel. Malgré cela, trois dirigeants de judo le soutiennent. On sent une gêne. Pour certaines personnes le défendant, nos questions n’étaient même pas légitimes. On nous disait : « Respectez l’homme, il nous apporte des résultats, pourquoi venez-vous fouiller 15 ans après ? » Parce qu’il est justement encore en poste.
Daphné Gastaldi : La manière avec laquelle un club défend son image et son fonctionnement m’a marquée. Des clubs annoncent clairement qu’en parlant d’affaires de pédophilie, ils ont peur de perdre des licenciés, mais aussi des subventions liées à des bons résultats obtenus avec un entraîneur impliqué. Ce dernier devient parfois un intime de la famille et elle a du mal à le croire coupable quand la parole se libère. Et souvent, les entraîneurs impliqués dans ces affaires ont une aura particulière.
Cette aura peut-elle être comparable à la figure des prêtres liés eux aussi à des agressions sexuelles ?
D.G. : Oui, ce système d’aura et de sacralité du père, on l’a un peu aussi avec l’entraîneur qui se rend indispensable dans un club, qui le fait briller. L’aura est même le point commun le plus important si on compare le monde de l’Eglise et celui du sport.
M.M. : Dans des villages, un entraîneur charismatique peut même être le maire. Sur le phénomène d’emprise, il peut aussi y avoir un parallèle entre le prêtre et l’entraîneur. L’entraîneur peut devenir un deuxième père, et même si on n’est ici pas dans la foi, l’enfant et sa famille peuvent idolâtrer l’entraîneur.
Quel domaine favorise le plus l’étouffement des affaires et la défense viscérale des agresseurs ?
M.M. : Dans l’Eglise, l’omerta était vraiment systémique. Un peu comme on le voit dans le film Spotlight, un prêtre commet des actes de pédophilie et pour étouffer le scandale, on va l’envoyer dans un autre monastère ou un autre département. Dans le sport, ça fait un peu moins « système ».
D.G. : Disons que c’est moins pyramidal, ça n’est pas organisé à ce point-là. Ça reste souvent au niveau des clubs, ou si cela remonte jusqu’à la Ligue, elle ne sait pas comment agir. C’est compliqué de comparer ces deux mondes, aussi car dans le sport, la majorité des acteurs sont bénévoles donc pas filtrés. On ne connaît pas forcément leurs antécédents judiciaires comme cela pourrait être le cas pour des salariés contrôlés. Un entraîneur peut se déplacer d’une région à l’autre, d’une fédération à l’autre, en profitant de la chaîne de l’information qui déraille dans le sport. Des personnes déjà connues de la justice reviennent donc dans le milieu sportif alors que c’est interdit par le code du sport. Il faut savoir qu’un président d’un petit club, qui est bien content d’avoir des entraîneurs bénévoles, va être moins regardant avec eux et il ne connaît surtout pas bien les règlements. Mais il y a aussi des cadres techniques d’état censés être formés et qui n’ont pas signalé des comportements inadaptés.
M.M. : Dans le sport, on est entre la méconnaissance et la volonté de cacher. Il y a un problème de diffusion des informations et les responsables sont multiples. Ce n’est pas comme l’Eglise, mais c’est un milieu amateur qui laisse passer des choses.
Des sports sont-ils nettement plus touchés que d’autres par des affaires de pédophilie ?
M.M. : On a repéré une trentaine de sports touchés sur l’ensemble des affaires. On remarque que le football et l’équitation sont les sports avec le plus d’affaires mais ça s’explique par le nombre massif de licenciés dans ces deux disciplines en France.
D.G. : De même, certains sports sont peut-être absents de notre enquête parce que l’omerta y est plus forte.
Est-il plus dur d’oser témoigner face au monde de l’Eglise ou face à celui du sport ?
M.M. : Dans les deux cas, on est face à des institutions puissantes, pour des raisons différentes, et les victimes ont peur de parler. Concernant l’Eglise, c’est lié à la foi et on ne veut pas se mettre à dos un prêtre, un évêque et toute une communauté. Dans le sport, on peut avoir des ambitions et les places y sont chères.
D.G. : On peut rêver des JO, l’entraîneur est idolâtré car il a remporté plein de compétitions. C’est aussi une foi quelque part, on parle de la religion du sport. Quand Arnaud Mercier, un entraîneur de roller artistique, a été condamné il y a quelques mois, l’avocate d’une des victimes disait de lui : « C’était le pape du roller artistique ». Cette phrase veut tout dire, elle montre toute l’aura et l’emprise psychologique qu’il pouvait avoir. Il avait un côté sacré et intouchable.
M.M. : On a vu avec Adèle Haenel et le cinéma à quel point il est dur de révéler des violences sexuelles dans tous les domaines. Pour que les victimes sortent du bois, il faut des grosses médiatisations type #MeToo.
Quelles conséquences avez-vous pu constater, un mois après vos révélations ?
M.M. : La fédération de tennis de table a réagi tout de suite avec une mesure claire : la suspension de licence de toute personne ayant été condamnée pour une agression sur mineur. La fédération de tir à l’arc va aussi dans ce sens et travaille sur un plan d’action. On peut espérer que beaucoup plus de fédérations se portent parties civiles à l’avenir et prennent vraiment fait et cause pour les victimes, ce qui est encore très rare. L’impact est considérable, et ces affaires sorties peuvent être un déclic pour beaucoup de victimes. Elles peuvent leur donner du courage.
D.G. : La plus grosse conséquence, c’est la création d’une cellule au ministère des Sports. Trois personnes seraient missionnées à temps plein pour enquêter sur les 77 affaires sorties par Disclose et pour lancer des enquêtes administratives. Dans les affaires, des commissions de discipline sont en train d’instruire des dossiers qu’on a révélés et il va y avoir des sanctions. Un entraîneur de judo s’est par exemple vu retirer une distinction. La parole se libère.