Ce si violent rugby (4/5): Retraites anticipées, affaire Cudmore… Les rugbymen ont-ils eux-mêmes pris conscience du danger des commotions?
RUGBY•Plusieurs joueurs, comme l'ouvreur du Racing Pat Lambie, ont décidé d'arrêter prématurément leur carrièreB.V.
L'essentiel
- Dans le cadre du Tournoi des VI Nations, «20 Minutes» réalise une série d'articles sur la violence dans le rugby.
- Ce quatrième épisode évoque le problème des commotions, qui a amené plusieurs joueurs professionnels à prendre une retraite anticipée.
Le rugby doit changer. L’année 2018 a été marquée par le décès de quatre jeunes joueurs de rugby, alertant sur la violence des chocs d’un sport qui ne se reconnaît plus. Chaque semaine de match pendant le tournoi des VI Nations, 20 Minutes vous propose un article pour évoquer la course au tout-physique dans le monde du rugby. Quatrième épisode : l’épineuse question des commotions.
Cela fait désormais plus de deux ans que Cameron Pierce a arrêté sa carrière, et la plupart des symptômes « commencent tout juste à baisser ». « Migraines, insomnies, dépression, déséquilibres, irritabilité… Je n’arrivais à me concentrer dix minutes » détaille l’ancien deuxième ligne canadien de Pau, qui a pris sa retraite à 24 ans en octobre 2016, victime de commotions à répétition.
Les commotions, le mal du rugby moderne et de son ultra-puissance, poussent de plus en plus de joueurs vers une retraite anticipée de peur de jouer le match de trop et d’infliger des dommages irréversibles à leur cerveau. De quelques cas isolés à la fin des années 2000, on est passés à près d’une dizaine de « retraités commotions » par an, comme l’ancien deuxième ligne rochelais Jason Eaton ou le pilier de Brive Petrus Hauman. Pat Lambie, l’ouvreur superstar du Racing 92, a ainsi décidé fin janvier de tourner la page.
« D’un côté, ça fait mal et c’est extrêmement décevant de devoir dire stop et de laisser les copains du Racing alors que j’avais encore des rêves à réaliser sur un terrain de rugby avec eux, confiait-il à l’Equipe après avoir pris sa décision. Mais, d’un autre côté, je suis soulagé. Parce que je ne risquerai pas de subir une nouvelle blessure à la tête. Les symptômes continuaient chez moi ces dernières semaines et je ne voulais pas m’exposer à des dommages plus graves. »
Dans le processus qui l’a mené à tirer un trait sur sa carrière, Cameron Pierce explique avoir lui-même pris les choses en main après s’être aperçu qu’il avait des syndromes longue durée, « parce que le club ne savait pas trop quoi faire avec moi ». Il télécharge le protocole commotion sur le site de World Rugby, prend rendez-vous avec deux neurologues et un médecin. « On m’a dit que si je retournais jouer j’allais prendre des pets, et que ça pouvait très bien se passer ou être pire qu’avant. Il y a une vie après le rugby, et je ne pouvais pas parier dessus. »
Ou, comme le disait le All-Black Jason Eaton au moment d’annoncer sa retraite, « le plus important, c’est mon cerveau car je pense que je vais encore en avoir besoin ». Les joueurs ont aujourd’hui pris conscience du risque qu’ils courent sur un terrain. Que revenir sur un terrain quand on est sonné peut être dangereux. Que cacher une commotion à son staff peut se payer des années plus tard.
« C’est pas ça qui va m’empêcher de jouer »
« Il y a eu dans le rugby une prise de conscience du problème des commotions depuis 2005, avance le neurologue Jean-François Chermann, spécialiste des commotions cérébrales dans le milieu sportif. Elle est désormais vraiment prise en compte par les joueurs, par les entraîneurs. Quand on est un athlète de haut niveau, il faut accepter qu’on souffre tout le temps de quelque chose. Et pendant longtemps, le mal de tête qui persiste après une commotion, c’était rien, « c’est pas ça qui va m’empêcher de jouer », le nombre de sous déclaration était très important. Maintenant ce n’est plus le cas, le message est en train de passer. »
Cameron Pierce se souvient par exemple que pendant sa carrière, un commotionné pouvait être raillé dans un vestiaire. « Chez les anglophones, depuis quelques années, c’est évident qu’ils ont compris la gravité du problème, explique-t-il. Chez les Français, c’est un peu plus long. Oh, t’as un petit pet, petit caillot, on va pas trop se plaindre, faut avancer quand même. C’est un peu la mentalité. Les anglophones sont plus prudents, en France on a peur de se montrer comme quelqu’un qui est mou. Moi j’ai été jugé, on me disait que je dramatisais. Ce n’était pas le cas. Mais ils ne le savaient pas ».
Laurent Sempéré, talonneur historique du Stade Français et membre de Provale, le syndicat des joueurs, reconnaît un changement de mentalité chez les joueurs eux-mêmes. « Il y a dix ans, il m’arrivait de prendre une commotion, je le disais pas et finissais le match en pilote automatique, ça faisait marrer tout le monde. Maintenant, ce sont des comportements qui n’existent plus. On a pris conscience des dangers, y compris chez les plus jeunes. La parole s’est libérée aussi. La commotion est désormais ‘considérée’, identifiée comme une blessure à part entière, on n’a plus besoin de la cacher. »
Sauf qu’un joueur reste un joueur. Revenant d’une commotion subie quelques semaines plus tôt, Pat Lambie réalise une demi-finale de Coupe d’Europe exceptionnelle au printemps dernier pour envoyer son Racing en finale de Coupe d’Europe. Mais avoue, quelques mois plus tard, avoir caché avoir été commotionné à la fin de ce match, de peur que le neurologue le prive de la finale deux semaines plus tard. Finale dont il sortira blessé au bout de deux minutes de jeu, victime d’une rupture des ligaments croisés.
Un avant et un après l’affaire Cudmore
Jean-François Chermann : « Un joueur ne s’arrête pas parce qu’il a fait plusieurs commotions mais parce qu’il a mal à la tête, qu’il est toujours fatigué, que dès qu’il prend un coup, il développe des maux de tête et une sensation de mal-être. Mais un joueur aura toujours envie de jouer, ça ne changera jamais. C’est toujours le bon match à jouer pour telle ou telle raison… »
Dans le protocole de surveillance post-commotion en place dans le Top 14, c’est un médecin indépendant qui établi le diagnostic du joueur à H + 48, et décide donc d’une certaine manière quand il sera apte à reprendre la compétition. Sans empathie pour le joueur ou influence du club. Cameron Pierce valide : « Les joueurs ne peuvent pas décider. Les clubs non plus. ».
17 janvier dernier. Deux jours avant l’annonce officielle de la retraite de Pat Lambie, François Chedru, le neurologue désigné comme expert judiciaire rend son rapport et conclut que la responsabilité du club de Clermont est engagée dans ce qu’on appelle désormais « l’affaire Cudmore ». Le Canadien reproche à son ancien club de l’avoir obligé à retourner sur le terrain après avoir subi un choc à la tête lors de la finale de Coupe d’Europe face à Toulon, le 2 mai 2015, alors qu’il « n’était pas apte », selon le Dr Chedru. Dans la foulée de ce rapport, Jamie Cudmore a décidé de porter plainte contre X pour mise en danger de la vie d’autrui.
Dans une interview à l’Equipe, il explique sa démarche. « Le rugby est un sport de contact donc il y a forcément une part de risques mais normalement moins que quand un gamin part faire une balade à vélo. Sauf que quand un gamin tombe de vélo, il va à l’hôpital. Au rugby ? Non, il retourne sur le terrain ! C’est cette mentalité qu’il faut changer. Vu l’augmentation des gabarits et de la vitesse, les chocs sont inévitables. On ne peut pas revenir en arrière alors, au moins, respectons le règlement en place, prenons soin de nos joueurs sur le moment. C’est primordial que le niveau professionnel montre l’exemple. »
Jamie Cudmore n’a pas souhaité répondre à 20 Minutes, mais son avocat Jean-Hubert Portejoie pense de son côté qu’il y aura « un avant et un après l’affaire Cudmore, car c’est la première fois qu’un club a été mis en cause ». « Jamie le fait aussi pour avertir les joueurs sur les dangers qu’ils courent », précise-t-il. Qu’ils peuvent aussi se retourner contre leur club si les protocoles ne sont pas respectés.
Cameron Pierce, lui aussi, a décidé de prêcher autour de lui. « Tant que j’ai des amis qui jouent toujours, que je sentirais qu’il y a des clubs qui prennent ça sérieusement, je vais continuer à faire chier. Il faut en parler. Jamie a réussi à en parler, mais il y a beaucoup d’autres joueurs qui n’osent pas, qui ont peur d’être jugés. »
Avec quel argument ? « Si tu veux être capable de lire les livres aux enfants, moi je n’y arriverai pas. Je ne pouvais pas lire, à me concentrer, à comprendre ce que je lisais, et c’est quelque chose qui me fait peur. A la fin, ce n’est qu’un sport. C’est un beau sport, mais ce n’est pas lui qui va subir les effets longue durée : c’est toi, ta famille, tes proches. C’est eux qui vont subir ton choix. »