L'essentiel
- 123 skippeurs vont s'élancer dimanche au départ de la Route du Rhum.
- Parmi eux, Thomas Coville, qui concourt dans la catégorie Ultime, celle des plus gros bateaux.
- Le marin breton explique à 20 Minutes en quoi son métier et sa conception de la voile ont évolué ces dernières années.
Cela n’a pas été seulement un traumatisme qu’il a fallu évacuer à coups de séances chez la psy. Cela a marqué un vrai virage, dont il peut dire aujourd’hui qu’il l’a pris dans le bon sens. Il y a quatre ans, Thomas Coville a marqué la Route du Rhum bien malgré lui. Quelques heures après le départ, il a été heurté par un cargo à la sortie d’une zone de trafic. Une collision équivalente « à un accident de la route entre un poids lourd et une voiture », comme il la décrira plus tard.
Déjà entamée, sa mutation en skippeur 2.0 s’est accélérée suite à cet épisode. A quelques jours du départ de la nouvelle édition de la traversée transatlantique en solidaire, le marin breton, qui concourt dans la catégorie Ultime (celle des plus gros bateaux qui vont le plus vite), nous explique en quoi son métier et sa conception de la voile ont évolué ces dernières années. Le marin est intarissable sur le sujet.
>> La reconstruction après la collision lors de la dernière Route du Rhum
« A la suite de ça, mon équipe pensait que je devais me faire aider. Jusque-là, j’avais peur du gourou. Je me disais que le coach mental ne savait pas ce que c’était d’être en mer. Mais j’ai commencé à travailler avec une Néo-Zélandaise [Lynne Burney], dans un cadre très précis. On s’est vu six fois. Pas cinq, ni sept. Comme un contrat. Ça m’a beaucoup plu, il y a eu un avant et un après. J’ai passé ce cap qui consiste à me dire que la préparation mentale fait partie de mon environnement. Sans tabou. On est parti du côté anxiogène que j’avais vécu avec ce cargo, mais très vite on est allé sur des sujets qui n’étaient pas ceux de la peur. Je ne suis pas quelqu’un d’angoissé en mer. On est allé sur le terrain de la culpabilité que je pouvais avoir quand j’abandonnais ou je perdais une course. Ça remontait à très loin, jusqu’à mes parents. Il y avait aussi des choses plus simples, comme mon niveau de concentration ou le fait que je veuille que tout soit parfait. Du coup je m’attachais à des détails, et c’était contre-productif. En course, la nature, la vague, le vent, tout ça n’est jamais parfait. Ce n’est pas possible. On a travaillé sur plein de sujets comme ça. »
>> La préparation physique
« Le grand public a encore en tête l’époque des Olivier de Kersauson, Florence Arthaud, Laurent Bourgnon ou même Eric Tabarly, qui étaient des athlètes « naturels », dans le sens où ils ne faisaient pas de préparation physique spécifique. Aujourd’hui, c’est devenu quotidien. Personnellement, je l’ai fait depuis mes débuts, par goût et car j’ai senti que ça allait être important. Je me suis entraîné seul pendant des années, avec mes sensations. Mais ça ne suffisait plus. Depuis cinq ans, je travaille avec un spécialiste [François Bonnot]. Il m’a fait changer beaucoup de choses. J’allais jusqu’au surentraînement, parce que quand t’es sportif, t’as peur de ne jamais faire assez. C’est une grande erreur. On est en train de comprendre que, à bord comme à terre, le plus important est la récupération. Comment, sur le bateau, je vais faire pour récupérer au mieux et être efficace quand il faut. Cela permet d’éviter la blessure. J’y ai ajouté aussi de l’imagerie, du cognitif, et j’ai revu mon alimentation. La préparation physique va avec la préparation mentale et nutritive, qui sont devenues deux axes majeurs de la performance. On a ouvert une boîte de pandore. Tout est relié à tout. »
>> La préparation cognitive, kézako ?
« Quand je fais de la musculation, par exemple, mon préparateur me lit des textes ou me fait faire du calcul mental. Le but est d’élever mon niveau de concentration, d’être dans une exigence qui n’est pas que physique. C’est impressionnant de se rendre compte à quel point le mental mange de la puissance physique. Il faut arriver à faire des choses sans y penser, que les infos arrivent sans que ça ne perturbe l’effort. C’est une question d’entraînement. Un exemple personnel : quand je pousse les manivelles, je développe une puissance de 250 watts sur 20 minutes. Quand mon coach me donne un calcul à faire en même temps, je descends à 190-200 watts. Ça me demande 50 watts de réfléchir ! Le but, c’est de réduire cet écart. En foot US, on entraîne les quaterbacks avec des écrans. Ils doivent repérer le terrain, au milieu des couleurs et des mouvements. Moi, pareil. J’ai un écran sur lequel on me met le maximum d’informations et je dois m’entraîner à reconnaître le plus vite possible celles qui sont importantes. »
>> Etre skippeur aujourd’hui
« On a vraiment l’impression de faire un autre métier qu’il y a dix ans. C’est à la fois angoissant et enthousiasmant. Il n’y a pas beaucoup de sports qui ont changé à ce point, que ce soit techniquement ou humainement. On a muté. Pour être skippeur aujourd’hui, il faut être fit, il faut être endurant, il faut être musclé mais pas trop. Si je le suis trop, je suis lourd, et si je suis lourd, sur un bateau qui bouge beaucoup, je vais dépenser énormément d’énergie pour garder mon équilibre. L’oxygène que je vais demander à mes muscles pour ça va me fatiguer. Donc je n’ai pas intérêt à être un golgoth. Le skippeur est aussi devenu extrêmement cérébral. Des sujets balbutiants il y a dix ans sont fondamentaux aujourd’hui. »
>> Les incidences sur le bateau
« La manière de nous préparer influence désormais le bateau et les choix techniques qu’on va faire. On est en train de construire un nouveau bateau pour 2019. Le plan est parti de ma conception, de comment je voyais l’homme au centre de tout, du rapport entre la vitesse active, c’est-à-dire où j’ai une action, et la vitesse passive. Je vais me concentrer sur des choses pour lesquelles l’homme n’est pas remplaçable. Pour barrer le bateau, le pilote automatique est plus efficace que l’homme, alors que y’a encore dix ans c’était le corps du métier. En revanche, régler le bateau, ça c’est devenu une vitesse active très forte, d’intelligence du pilote. Il faut des notions d’hydrodynamisme, d’hydraulique, etc. Ça étoffe énormément le panel de connaissances dont le skippeur d’aujourd’hui doit être pourvu pour gagner. »
>> Les pionniers
« On est quelques marins à jouer cette révolution-là, avec Armel Le Cléac’h, François Gabart, Sébastien Josse. On discute de temps en temps sur nos méthodes d’entraînement, mais chacun garde ses petits trucs, c’est normal. Cette approche cognitive est forcément différente entre les individus. On n’est pas tous fait pareil. On défriche beaucoup. Ce côté pionnier est grisant, enthousiasmant, intéressant. J’aime cette idée. J’ai un enthousiasme de malade à me dire que je suis en train de défricher. Grâce à la technologie, on est une génération bénie. On est en train de vivre quelque chose impensable il y a encore dix ans. Mais dans tous les jobs, c’est comme ça je pense. Il faut avoir envie d’aller la chercher, d’être dans un état de veille permanent, et de la maîtriser pour que ce soit l’humain qui décide toujours. On vit une époque fantastique. »
>> La voile dénaturée ?
« On est en train de vivre une ère qui réinvente la voile, avec de nouvelles approches en termes de météorologie et de climatologie. Avant, sur le Vendée Globe par exemple, le bateau se faisait rattraper par le mauvais temps. Aujourd’hui, on réussit à aller aussi vite que les dépressions qui passent, ce qui permet d’avoir une poussée en continu. Demain, avec les nouveaux bateaux, on pourra aller plus vite que le vent, plus vite que le temps qu’il fait ! Ça ouvre des perspectives impensables il y a encore 10-15 ans. On joue encore plus avec la météo, le vent, la climatologie, donc selon moi on ne dénature pas la voile. Le fait que ce soit de plus en plus mental, sans avoir perdu les sensations de navigation, c’est magnifique. L’ADN de la voile a toujours été de s’adapter. Et nous on est encore plus là-dedans aujourd’hui. »