Coupe du monde 2018: Menaces, torture et propagande... Le périple de la Syrie, illusion d'une parenthèse en pleine guerre
FOOTBALL•L'équipe nationale, qui va jouer les barrages face à l'Australie, est étroitement liée au régime de Bachar al-Assad...William Pereira
L'essentiel
- La Syrie s’est qualifiée pour le premier tour des barrages pour la Coupe du monde 2018.
- Elle va rencontrer l’Australie jeudi.
- L’équipe est liée au régime de Bachar al-Assad.
Azadi Stadium, à Téhéran. Il est bientôt 21 h 30 quand, ce 5 septembre 2017, l’attaquant syrien Omar al-Somah trompe le gardien iranien à la 93e minute d’une frappe pleine de sang-froid entre les jambes. En cabine, les commentateurs syriens exultent : on crie, chante et pleure de joie pour l’équipe nationale. Celle-ci vient, en arrachant un nul (2-2) inespéré en Iran, d’arracher la troisième place de son groupe de qualification pour la Coupe du monde 2018, synonyme de play-off (tour préliminaire avant les barrages) contre la redoutable Australie. Le tout sans avoir pu jouer un seul match à domicile – les Syriens « recevaient » en Malaisie – pour des raisons de sécurité. Doublement historique.
a« Si l’on prend en compte la qualité intrinsèque des joueurs, je n’ai aucune raison d’être surpris. Il y en a trois ou quatre qui pourraient jouer dans des bons championnats européens. Ce qui est étonnant, c’est d’avoir réalisé ce parcours, compte tenu du contexte actuel », juge Rui Almeida, ex-entraîneur de Bastia et du Red Star, mais surtout sélectionneur de la Syrie Olympique entre 2010 et 2012.
Foot au milieu des bombes et foot politique
Le contexte, c’est une guerre civile qui a rasé des villes et tué plus de 400 000 personnes depuis le 15 mars 2011. Malgré tout, rares sont les Syriens qui, comme le docteur Mohammad, chirurgien à Alep, ne se soucient guère des résultats de leur sélection (« Je suis désolé, je m’en fiche. Ma préoccupation et mon devoir sont d’essayer de sauver les âmes mises en péril par la guerre chaque jour », s’est-il excusé). D’abord, parce que la Syrie est un pays de football. Wissam, prof d’anglais à l’université d’Alep :
« « Le football est le premier sport national ici. Il est extrêmement populaire, spécialement les clubs vu que l’équipe nationale n’est pas si forte que ça. Les gens allaient beaucoup au stade avant. [Sur la pratique du football] Même dans les zones de guerre, les jeunes continuent d’y jouer. On a vu des images étonnantes de gamins continuant à jouer au foot dans leur quartier alors que les bombes les encerclaient. Par amour pour le jeu. » »
Ensuite, parce qu’en temps de guerre civile le football est un objet de clivage comme un autre. Soit on soutient l’équipe nationale, soit on la dénonce. Et, paradoxalement, il n’y a pas que des partisans de Bachar al-Assad dans le camp des supporters de l’équipe de Syrie. « Même chez les opposants, il y en a qui la soutiennent parce qu’ils dissocient le sport et la politique, ils disent que ce n’est pas la même chose, qu’ils sont contre le régime mais pas contre l’équipe nationale. C’est leur vision de la guerre, de la révolte », explique Wissam.
Ghaith al-Sayyed, jeune habitant de la province d’Idleb, dominée par les djihadistes de Tahrir al-Cham, est de ceux-là. Son postulat ? « Finalement, dans dix ou vingt ans, si l’équipe se qualifie pour la Coupe du monde, on dira que c’est la Syrie qui s’est qualifiée, pas Bachar al-Assad ou son régime. » Toujours en contact avec plusieurs de ses anciens joueurs, Almeida abonde. « Les joueurs sont heureux de leur parcours. Pour eux, leurs victoires sont pour la Syrie, parce qu’ils montrent une forme d’unité sur le terrain du foot qu’il n’y a pas en dehors. »
Un argument qui laisse Wissam dubitatif :
« « L’idée du régime, c’est de dire à travers cette équipe que la vie continue malgré tout. Mais non, la vie ne continue pas. Vendredi dernier a été un jour sanglant dans une ville non loin d’ici [Alep]. Des enfants, des parents se sont retrouvés sous les ruines… Et puis… dès le moment où des joueurs ont dû quitter le pays pour défendre des idées politiques différentes de celle du régime, vous ne pouvez pas dissocier le sportif du politique. » »
Le mystérieux retour des anciens frondeurs
Omar Al-Somah en sait quelque chose. Avant d’inscrire son but miraculeux contre l’Iran, le « Zlatan syrien » (78 buts en 71 matchs chez les Saoudiens d’Al Ahli) n’avait que 90 minutes dans les pattes avec l’équipe syrienne en 2017 (contre le Qatar), et ce n’est pas une question de niveau. Il en avait été banni en 2012 après avoir affiché son soutien aux rebelles. « Il est retourné en équipe nationale après une sorte de reddition », commente Wissam.
Plus surprenant encore : le retour de la méga star de la formation syrienne, Firas Al-Khatib. Car c’est lui, l’enfant de Homs – ville assiégée six ans durant et où 2 200 personnes ont péri selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme – qui, en 2012, avait décidé de ne plus porter le maillot de son pays tant que « des civils seront bombardés ».
Interrogé sur les raisons de son retour au printemps dernier par la chaîne américaine ESPN, Al-Khatib n’a pas osé répondre. « J’ai peur, j’ai peur. En Syrie maintenant, si vous parlez, quelqu’un vous tuera pour ce que vous dites et ce que vous pensez. Pas pour ce que vous faites. Ils vous tueront pour ce que vous pensez. » Pour des raisons que tous ignorent, le joueur phare de la sélection met de nouveau son talent au service d’une équipe dont certains éléments sont acquis à la cause du dictateur – Rui Almeida évoque des « tensions politiques naissantes » dans le vestiaire à son époque – et où les conférences de presse se font rarement sans tee-shirts à l’effigie de Bachar al-Assad. Spécialiste du football au Moyen-Orient, le journaliste James Montague (New York Times, Bleacher Report) a une théorie sur ces retours en sélection :
« « Je suis particulièrement surpris par celui d’Al-Khatib. Les joueurs syriens ne vous le diront jamais, mais pour avoir travaillé en Erythrée, je peux dire que l’un des moyens de menacer ou de punir les déserteurs et de s’en prendre à leurs proches. » »
L’ancien rédacteur sportif reconverti en agent de joueurs en Turquie, Anas Ammo, a de son côté recensé de nombreux crimes contre les sportifs syriens. Et valide les dires de James Montague sans donner de noms par sécurité. « Certains sont forcés à jouer, autrement on tuerait leurs proches », s’indigne-t-il dans le reportage d’ESPN.
Mais les footballeurs sont aussi directement menacés. L’Observatoire mondial des droits de l’Homme estime à 38 le nombre de joueurs tués depuis 2011 par le pouvoir. D’autres sont arrêtés sommairement et détenus dans des conditions épouvantables selon le témoignage d’un autre joueur acquis à la cause rebelle, emprisonné pendant neuf mois et cité par ESPN, Jaber al-Kurdi.
« « Il faisait froid, et ils pouvaient venir jeter de l’eau sur moi puis ressortir immédiatement. Je ne pouvais sortir que cinq minutes par jour et on me donnait de temps en temps du pain en tranches par la porte [de la cellule]. A ma sortie, un garde m’a attrapé et m’a tranché l’index. Il m’a dit : "Comme ça tu te souviendras de nous." » »
Comme dans l’Egypte de Moubarak ou l’Iraq de Saddam Hussein, l’image de l’équipe nationale apparaît comme un enjeu majeur en ce que celle-ci est considérée comme un outil de distraction par le régime, et c’est d’autant plus vrai depuis que les dirigeants ont compris qu’il y avait un coup à jouer dans ces éliminatoires. « Une qualification historique pour la Coupe du monde, qui plus est en Russie, offrirait à Al-Assad une infinité de possibilités en termes de propagande », remarque Montague. Sans compter qu’il y a une chance pour que la Syrie joue les Etats-Unis en barrages.
Des générations dorées de footballeurs sacrifiées par la guerre civile
Malgré tous les moyens mis en œuvre pour maintenir la sélection sur pied, le football a vu ses forces décimées par la guerre et la vague de migration qu’elle a engendrée. « La plupart des gens que je connais sont toujours hors de Syrie, les footballeurs sont plutôt partis en Arabie saoudite et aux Emirats Arabes unis pour y poursuivre leur carrière. J’ai aussi un ancien joueur parti en Suède », ajoute Almeida.
Firas al-Ali, lui, a choisi de plaquer sa carrière en apprenant le décès de son cousin de 13 ans dans une attaque du gouvernement alors qu’il se trouvait en pleine mise au vert avec l’équipe nationale. L’ancien défenseur vit désormais avec sa femme et ses trois enfants sous une tente dans le camp de réfugiés de Karkamis. On pourrait aussi citer Mohammed Jadou, 19 ans, symbole d’une formation syrienne qui fonctionnait à merveille avant la guerre civile, parti il y a deux ans en Allemagne du côté de Ravensburg. Aucun doute possible : selon James Montague, la guerre a décimé l'avenir du foot syrien comme elle l’avait fait en Yougoslavie.
« « Il n’est pas impossible que, dans les années à venir, on voit dans de nombreuses sélections comme l’Allemagne, la Suisse, la Suède et la Turquie des joueurs nés en Syrie ou dont les parents sont Syriens comme ce fut le cas avec la Yougoslavie. Il y a peut-être un nouveau Zlatan Ibrahimovic dans le lot. » »
Structurellement, les dégâts sont aussi considérables. Le championnat national ne dépasse pas ou peu les frontières de Damas alors qu’il avait réussi à hisser Al-Karamah (club de la ville d’Homs) en finale de la Ligue des champions asiatique en 2006, cinq ans avant le début de la guerre. Montague conclut : « à la fin des années 1990, une grande réforme du football a été entamée en Syrie. Le championnat, l’équipe nationale… Ce n’est pas une seule, mais plusieurs générations dorées que le pays a réussi à former. Ce sont elles que l’on retrouve dans cette formation qui aspire à participer au Mondial en Russie. Mais maintenant, tout est en ruines. Il va falloir tout reconstruire. »