Sumo story: Les tribulations de la «Coupe Jacques Chirac»
SERIE D’ETE (1/3)•On part cette semaine sur les traces du plus célèbre ambassadeur du sumo en France, et du trophée qui avait pris son nom au Japon…Mathias Cena
L'essentiel
- Cet été, 20 Minutes vous propose de découvrir le sumo, cette discipline millénaire mal connue hors du Japon et souvent caricaturée, qui a eu ses entrées au palais de l’Elysée.
- Ce premier épisode s'intéresse à la « Coupe Jacques Chirac » qui récompensait les vainqueurs des tournois, menacée à l'arrivée de Nicolas Sarkozy, connu pour sa pique sur les « combats de types obèses aux chignons gominés ».
>> Episode 2 : Une vie de moine, entre sueur et larmes
>> Episode 3 : Les lutteurs japonais face aux «invasions barbares»
De notre correspondant à Tokyo,
Le Japon, Street Fighter, les chignons huilés, Jacques Chirac. A quelques variantes près, ce sport encore mystérieux qu’est le sumo évoque en France toujours la même liste d’images, où figure généralement en bonne place l’ancien chef de l’Etat. L’histoire d’amour qu’a filé l’homme politique avec le Japon est bien connue. Pendant sa carrière, Jacques Chirac s’est rendu une cinquantaine de fois – surtout à titre privé – dans l’archipel nippon où on lui prête maîtresses, enfant caché et compte en banque secret, mais où il nourrissait aussi une passion sincère, et souvent raillée, pour le sumo. Il avait même donné son nom à un trophée de la discipline, la « coupe Jacques Chirac ».
>> Diaporama : Un peu de sumo dans ce monde de brutes
Ce fin connaisseur du Japon, avec qui les Premiers ministres nippons préféraient éviter de parler d’art ou d’histoire, se disait moins intéressé par le combat de sumo en lui-même que par le rituel qui le précède. Dans ses Mémoires (1), il décrit « ces quelques instants où les deux adversaires s’observent et durant lesquels on lit véritablement dans leurs yeux toute l’intensité du monde ». Plus prosaïquement, deux toutous de l’ex-président hériteront plus tard des noms de Sumo et Sumette.
L’hommage du Japon à un fan illustre
Mordu du « sport national » nippon, Chirac faisait si possible coïncider les dates de ses séjours dans le pays avec celles des tournois, organisés six fois par an. Et quand il ne pouvait pas y assister en personne, il se faisait envoyer chaque jour par fax les résultats, qui avec le décalage horaire lui parvenaient le matin à l’Elysée, ainsi que les cassettes vidéo des tournois.
Les sumos à Paris en 1995 [via la chaîne Youtube du site français Dosukoi]
Ce penchant n’avait pas échappé aux Japonais, d’autant moins que Jacques Chirac avait organisé en 1995 un tournoi de sumo à Bercy, parvenant à inviter à Paris « la fine fleur » de la lutte japonaise, et ce, malgré l’irritation causée dans l’Archipel par la reprise des essais nucléaires français, annoncée quelques mois plus tôt.
Pour rendre hommage à cet illustre fan, la vénérable fédération de sumo émet l’idée d’un trophée qui serait remis en son nom au vainqueur de chaque tournoi, après les coupes de l’empereur et du Premier ministre nippons. « Il a été honoré par cette proposition », se souvient Thierry Dana, ancien ambassadeur français au Japon, à l’époque conseiller Asie à la cellule diplomatique de l’Elysée. Il suggère à Jacques Chirac de faire réaliser la coupe par le célèbre peintre Pierre Soulages, dont l’œuvre est très appréciée par les présidents français depuis Georges Pompidou.
Jacques et Bernadette Chirac pendant la Marseillaise au tournoi de sumo de Bercy en 1995
« La cérémonie était un peu plus longue que d’habitude »
Le résultat est un vase en porcelaine striée, doré à l’or fin, exécuté par la Manufacture nationale de Sèvres. Baptisé « Coupe du président de la République française », il est remis à partir du tournoi de juillet 2000, remporté par l’un des rois du sumo à l’époque, le lutteur d’origine hawaïenne Akebono. Ce colosse de 2,03m pour 233 kg, rentré dans l’histoire comme le premier non-Japonais à avoir accédé au rang suprême de yokozuna, s’en souvient car « la cérémonie était un peu plus longue que d’habitude ». Il se l’adjuge même une seconde fois cette année-là, avant de mettre un terme à sa carrière en 2001.
Un « homme simple » qui connaît bien le sumo
Le champion, aujourd’hui reconverti dans le catch, était, dit-on, le lutteur préféré de Jacques Chirac, qu’il dit avoir rencontré « 10 ou 15 fois ». « C’était un président, mais il se comportait comme une personne normale », raconte Akebono à 20 Minutes. Sans être un intime de l’homme d’Etat, le rikishi (lutteur) se souvient d’un homme sans chichis qui connaissait bien le Japon et le sumo.
Fouillant dans ses souvenirs, Akebono évoque l’épisode d’un tournoi à Fukuoka (sud du Japon) où Jacques Chirac avait annoncé sa venue au dernier moment. « On nous avait dit de nous dépêcher de nous préparer pour aller l’accueillir au parking, mais quand on est arrivés il n’y avait personne, juste un taxi garé devant. On a attendu, attendu, et les organisateurs commençaient à s’inquiéter quand on s’est aperçus que Jacques Chirac était à bord de ce taxi, avec juste un collaborateur et un garde du corps ! Certains présidents arrivaient avec tout une délégation, mais pas lui. »
Jacques et Bernadette Chirac au tournoi de Nagoya, en juillet 2000
Sarkozy et les « combats d’obèses aux chignons gominés »
En 2007, l’avenir de la « Coupe Chirac », comme elle a vite été surnommée, préoccupe les médias japonais : Nicolas Sarkozy, successeur tout juste élu du président nippophile, n’a-t-il pas dit, trois ans plus tôt, tout le mal qu’il pensait de ces « combats de types obèses aux chignons gominés » ? « C’est vraiment pas un sport d’intellectuel ! », s’était exclamé le ministre de l’Intérieur d’alors devant des journalistes. Dans ses Mémoires (2), Jacques Chirac évoque ainsi l’épisode : « J’ai feint de ne pas me sentir visé lorsque Nicolas Sarkozy a cru bon d’ironiser […] sur les amateurs de combats de sumo et de dénigrer le Japon, deux de mes passions comme il ne l’ignore pas ».
Les Guignols de l’Info
Lassitude et « pensum »
Pendant un an, la coupe disparaît bien des dohyo, la plate-forme d’argile de 6,70m de côté où s’affrontent les sumos. Mais pour Gildas Le Lidec, ambassadeur français à Tokyo à l’époque, la désuétude de cette récompense « est moins venue du changement de président que de la routine, comme toutes les bonnes idées qui ont une fin ». Il dit n’avoir reçu aucune instruction de l’Elysée, ni du Quai d’Orsay, qui « s’en est toujours royalement foutu ».
La « Coupe de l’amitié franco-japonaise » remise en juillet 2016 au yokozuna mongol Harumafuji.
Au final, cette succession aurait fourni un prétexte pour une interruption qui arrangeait tout le monde : « Chirac n’y trouvait plus le plaisir initial. Sarkozy a trouvé le moyen de négliger ce à quoi son prédécesseur s’intéressait. Et nous, à Tokyo, nous avons enfin pu respirer un peu », résume l’ancien diplomate. L’effet de nouveauté passé, cette cérémonie était dans son opinion « un peu devenue un pensum » pour les ambassadeurs successifs.
Gildas Le Lidec se remémore « l’anxiété » de monter sur le dohyo le dernier jour des tournois « pour y lire en japonais le message du président en déployant ostensiblement un parchemin et surtout, de tendre des deux mains le vase extrêmement lourd au vainqueur, qui s’en saisissait d’une seule main en le faisant tournoyer autour de lui ».
C’est le mauvais état du fragile vase, fatigué après des années de manutention, qui fut selon l’ancien ambassadeur le prétexte à cette interruption. La « Coupe Jacques Chirac », « formidable opération de promotion de l’image de la France » à ses débuts, avait vécu.
Macaron géant
En juillet 2008, le trophée fait son retour sur les dohyo, mais une page s’est tournée. Sous l’apparence d’une plus classique coupe en argent, il porte désormais le nom très neutre de « Coupe de l’amitié franco-japonaise ».
Depuis 2011, celle-ci est remise en même temps qu’un « macaron géant » griffé Pierre Hermé, une opération marketing qui fonctionne : sur Twitter, les internautes nippons guettent et commentent la couleur de l’objet, différente à chaque tournoi. Cette « douceur » de 41 cm de diamètre n’est pas comestible, mais le vainqueur du tournoi peut se faire livrer une luxueuse boîte de 22 vrais macarons, emballés dans du papier doré. « L’esprit de Chirac autant que de Soulages, constate Gildas Le Lidec, est bien éloigné. »
(1) Chaque pas doit être un but, Mémoires tome 1, NiL Editions
(2) Le temps présidentiel, Mémoires tome 2, NiL Editions
>> Episode 2 : Une vie de moine, entre sueur et larmes
>> Episode 3 : Les lutteurs japonais face aux «invasions barbares»