Laurent Bénézech: «Les performances des joueurs de rugby ne sont plus humaines»
RUGBY•Un an et demi après avoir dénoncé la surmédicalisation des joueurs et ses risques sur la santé, l’ancien international sort un livre jeudi…Propos recueillis par Antoine Maes
Laurent Bénézech a toujours pesé ses mots. Mais cette tendance ne s’est pas arrangée depuis un an et demi. Après avoir dénoncé la surmédicalisation des joueurs de rugby et ses dangers sur leur santé dans une interview au Monde, l’ancien pilier international s’est en effet retrouvé au tribunal pour diffamation. La justice a débouté les plaignants en septembre dernier, mais Bénézech ne s’est pas arrêté là. Dans un livre à paraître jeudi (Rugby, où sont tes valeurs?, La Martinière), il évoque autant ce problème que l’omerta de son sport.
Le reproche qu’on vous faisait à l’époque était de ne pas avoir de preuves. Elles sont dans le livre?
Totalement. La volonté, c’est montrer qu’il y a suffisamment d’éléments exceptionnels pour porter mon discours. On peut refuser de les voir, on peut les critiquer scientifiquement, mais les faits sont là, ils existent. Ensuite, le sujet oblige à la précision. C’est pour ça que je parle d’accompagnement médicalisé et pas de dopage. Faire prendre des corticoïdes en période hors compétition ce n’est pas du dopage, parce que ce n’est pas contrôlé en tant que tel. Par contre c’est de l’accompagnement médical. Et donner trop de corticoïdes à un corps, ça présente des risques pour l’individu.
Où en est-on dans ce fameux débat?
A un an et demi de la Coupe du monde, tout le monde est dans la course à l’échalote pour être le plus performant possible. Ce que je prévois, c’est une Coupe du monde avec des niveaux de performance exceptionnels, des temps de jeu effectifs qui vont exploser, mais avec une dangerosité qui n’en est qu’accrue, ne serait-ce que sur les risques de commotions cérébrales. Si les joueurs sont de plus en plus gros et vont de plus en plus vite, les commotions vont être de plus en plus répétitives et importantes.
Des joueurs sont venus vous voir depuis votre sortie médiatique?
J’ai eu cette démarche plutôt au niveau de l’école de rugby et de la formation que des pros. Eux sont dans un déni total. Il y a une logique de la performance qui s’impose aux joueurs. Et à 25 ans on est immortel, donc quand un vieux con comme moi leur parle de ce qui pourrait leur arriver quand ils passeront la quarantaine, ça ne les intéresse pas.
Finalement, le vrai sujet du livre, c’est l’omerta du rugby?
Plutôt l’autre sujet. Le vrai sujet c’est mon inquiétude sur la santé des joueurs. Après il y a ce refus de communiquer, d’échanger. Cette politique de l’autruche est dramatique et révélatrice. On attend de se prendre le mur avant de se poser des questions. Mais je ne vais pas changer le monde à moi tout seul.
Comment on le vit quand on fait partie de la famille du rugby?
Je ne suis pas totalement inconscient. Je ne suis pas au cœur de la famille. Je ne vis pas dans le Sud-Ouest, mon activité professionnelle ne dépend pas principalement du rugby. Donc je m’étais protégé en amont. Maintenant il est évident que personne n’aime être traîné dans la boue. C’est une sorte de chemin chaotique, où il y a des ornières, où on essaie de continuer à avancer. Je me raccroche à la phrase de Nietzsche, «tout ce qui ne te tue pas te rend plus fort».
Vous ne vous êtes jamais dit que vous auriez mieux fait de vous taire? Vous aviez plus à perdre qu’à gagner…
Si je ne l’avais pas fait je traînerais ce boulet et je le vivrais mal. Ma vie aurait pu être plus simple extérieurement, mais elle serait restée compliquée intérieurement. Je suis en accord avec moi-même. Ça ne suffit pas à être bien dans sa peau mais c’est déjà pas mal. Ma vie professionnelle en a subi certaines conséquences. Il m’est arrivé de perdre un client en lien avec ça.
Un Bénézech dans l’hémisphère sud, ce serait possible?
Bien sûr. Je n’ai rien d’exceptionnel. La petite différence, c’est que les Anglo-Saxons ont une vision pragmatique. Ils se sont mis dans la perspective d’un rugby qui est devenu un secteur d’activité pour lequel il faut faire un spectacle. Eux, ils sont… décomplexés. C’est la logique des sports US. L’inconvénient c’est qu’on crée un monstre qu’on ne maîtrise plus du tout. Les Américains se rendent compte qu’ils ont dépassé les problèmes physiques pour entrer dans les problèmes psychologiques.
Voyez-vous vraiment un spectacle dans ce rugby moderne?
Le rugby a perdu un certain romantisme qui venait des différences culturelles et des faiblesses individuelles. Pour entrer dans une sorte de globalisation qui fait que tout le monde fait un peu la même chose. Aujourd’hui vous avez des surhommes qui font des surexploits. Récemment, j’ai vu une séquence de 3min20 sans arrêt de jeu avec des joueurs qui ne sont pas essoufflés à la fin. Ce côté exceptionnel met des étoiles dans les yeux de beaucoup de gens. Si on est accroché au romantisme du passé, ce n’est plus le même sport. Mais il faut admettre que ce niveau de performance est capable de satisfaire beaucoup de monde. C’est un sport de gladiateurs des temps modernes, vendu comme tel. "Les performances des joueurs de rugby ne sont plus humaines.
Avec le recul, avez-vous le sentiment d’avoir fait avancer quelque chose?
Je crois beaucoup à la stratégie des petites pierres. Il faut les poser, et petit à petit ça va construire la maison. Moi j’ai posé une petite pierre, ce n’est pas suffisant mais c’est un point d’ancrage. Il en faudra d’autres.