LES RELOUS, C’EST NOUS, C’EST VOUS« Insup », « c’est n’imp », « incr »… ces relous qui abrègent tous les mots

« Insup », « c’est n’imp », « incr »… ces relous qui abrègent tous leurs mots

LES RELOUS, C’EST NOUS, C’EST VOUSTous les 15 jours, « 20 Minutes » s’intéresse aux relous du quotidien, ceux qui nous agacent sans le vouloir sur des manies pas bien méchantes mais très énervantes
Lina Fourneau

Lina Fourneau

L'essentiel

  • Tous les 15 jours, 20 Minutes se penche sur les relous du quotidien. Celles et ceux qui nous titillent sans le vouloir sur des trucs pas bien méchants… mais très énervants.
  • Dans ce nouvel épisode, on s’intéresse aux relous qui abrègent tous leurs mots. Vous savez ceux qu’on peine à comprendre parce qu’ils ont mangé deux syllabes du mot initial.
  • Qui sont-ils ? Quels sont leurs arguments ? Qu’en dit la science ? 20 Minutes a mené l’enquête.

Un égaré du flot quotidien qui stagne dans l’escalier mécanique. Un automobiliste qui prend plaisir à vous provoquer un AVC en vous frôlant avec son SUV. Un invité qui bazarde les couverts dans l’évier dans un fracas du diable. L’idée de départ est simple : s’intéresser à ces petits gestes « relous », à ce « sentiment de toute-puissance qui nous fait dire "si je ne le fais pas, l’autre le fera, donc autant le faire moi" », comme le décrit le psychologue Robert Zuili, auteur du Pouvoir des liens. Et qui n’a pas été aidé par le Covid-19. « Pendant la pandémie, on nous a privés de liberté. Et depuis, on a récupéré le droit de faire ce que l’on veut, même si ce n’est jamais pour nuire à l’autre », poursuit-il.

Ces petites choses reloues, elles sont légion. Et surtout, surtout, elles nous concernent toutes et tous. Car au final, « nous sommes tous le relou de quelqu’un ». Par exemple quand on a tellement de choses à raconter qu’on finit par abréger des mots pour optimiser le temps.

Le fait relou

A la terrasse d’une brasserie parisienne, deux amies discutent. « Non mais, tu vois, le défilé de maro' à la dernière fashion week était incroy'. Alors que les access', c’était vraiment n’imp ». Oula, attends deux secondes, Capu, certes nous n’avions aucune raison d’écouter la table d’à côté, mais là on n’a franchement rien compris à ce que tu nous racontes. Et si on se la refaisait sans assassiner chaque fin de mot ?

Pourquoi c’est méga relou ?

Tout simplement parce qu’à vouloir être cool en raccourcissant ses mots, Capu – comme beaucoup d’autres jeunes en majorité – largue complètement son interlocuteur. Transformer « maroquinerie » en « maro » et « n’importe quoi » en « n’imp », c’est aussi le risque de mettre en retrait de son récit des générations qui n’ont pas forcément eu l’habitude de flinguer toutes les syllabes. « "Incr'" comme ça, j’aurais pensé que ça voudrait dire "incrémenter" », imagine Karima, 65 ans, pourtant habituée aux absurdités verbales de ses trois filles. Pour Grégoire, 28 ans, ces utilisations peuvent même créer des groupes dans la société : Ceux qui comprennent et les autres. « Et puis ça donne lieu à des néologismes qui sont moches à l’oreille ». Mais lui en profite, les raccourcis utilisés par ses amis sont une belle excuse pour se moquer d’eux. « Parfois certains mots ne veulent vraiment rien dire ».

Ces abréviations peuvent devenir « insup » au sein même du foyer. Chaque jour, Hélène doit vivre avec ce fléau que lui impose son conjoint, Julien. Un doliprane devient un « doli », une trottinette « une trot », une solution « une soluce », une tétine « une tét ». « Au début quand je l’ai connu il abrégeait tout, mais il trouvait ça normal. Moi, je lui ai dit que ça m’énervait ». Après plusieurs années sous le même toit, Hélène se demande surtout où va le temps gagné à tout raccourcir. « D’autant plus que parfois ça change complètement le sens de la phrase ».

Pour Sabine, journaliste dans l’est de la France, ce phénomène est en fait ultra-parisien. « Un jour, une conseillère en communication en déplacement m’a demandé : "C’est quoi votre angle pour "le dépla" de demain ?" ». Moment de trouble et gros yeux pour Sabine qui mettra quelques minutes à comprendre qu’on parlait ici d’un « déplacement ». « Je crois que je suis juste intolérante aux abréviations, ne serait-ce que « rien de spé », ça m’énerve », tranche-t-elle.

Les arguments des relous

Ou les « argu des rels », diraient-ils grossièrement. Pour la plupart des abrégeurs fous interrogés, il s’agit surtout d’une habitude prise de l’écriture par message. « Pour aller au plus vite, je raccourcis les mots. A force de les écrire raccourcis, je les dis de la même façon », explique Philippine, 27 ans. Même chose pour Dounia – une trentenaire parisienne prise en flagrant délit de l’utilisation du terme « boulange » : « Je pense que j’abrège les mots aussi pour gagner du temps. J’écrirais plutôt askip plutôt que ''à ce qu’il paraît" ».

Mais pour les deux abrégeuses, ces utilisations raccourcies des mots servent surtout à apporter un peu de joie dans leur quotidien. « Ça me fait marrer ces mots abrégés. Une fois sur deux, ça va faire réagir la personne en face qui va te demander de répéter ou t’interroger sur la signification. Mais in fine, c’est plutôt drôle », se marre Dounia. « Il y a certains mots que je trouve drôle. "Trop insup", c’était surtout pour rire au départ et puis c’est devenu un tic de langage », avoue Philippine.

Mais que répondre à ceux qui estiment que ce phénomène est juste un truc de connard parisien ? Alors non, déjà, merci, il existe encore des gens bien malgré tout dans cette capitale. Mais surtout, pour Marie et Audrey, originaires de Vendée, les abréviations sont aussi courantes dans leur pays natal. « Nous avons des amis qui le font même là-bas et on le fait aussi ». Il en est de même dans la région lyonnaise, selon Cléa. « On le fait tous, c’est plus générationnel qu’autre chose ». « Ici, on le fait même pour les noms de quartier, renchérit Fiona. Pardav, Bellec, Guil, Xrousse ». Traduction : Part dieu, Bellecour, Guillotière et Croix rousse, quatre quartiers célèbres de Lyon.

Que dit la Science ?

Qu’un peu de temps de gagné, ça ne fait jamais de mal surtout dans un pays où 65 % des Français estiment manquer de temps pour tout réaliser dans une journée, d’après une étude publiée en 2018 par Harris Interactive. La même étude montre que 68 % des jeunes de moins de 35 ans ont l’impression de « perdre du temps » et cherchent donc des façons de l’optimiser. Et si l’abréviation était une solution ?

D’un point de vue plus historique, beaucoup comparent les abréviations à un nouveau verlan. « Il y a eu des langages différents dans chaque génération. Chez mes élèves, j’entends aussi des anglicismes et de nombreux mots venant de l’arabe », estime Jean-Michel, père de famille et professeur à l’université – incollable à chaque nouvelle abréviation entendue. Il n’a pas tort. En lisant l’étude sur la formation du verlan dans la langue française, écrite par Tahereh Khameneh Bagheri, le constat est le même. « Le verlan devient un véritable "art de parler" pour cette jeunesse qui l’use pour se démarquer des générations précédentes. Le verlan se pose en véritable marqueur social, les jeunes l’utilisent pour communiquer entre eux sans être compris des non-initiés », analyse la chargée d’enseignement dans une université iranienne.

Le truc infaillible pour faire comprendre au relou qu’il est relou ?

Il y a plusieurs écoles ici. Rien dire et se concentrer pour tenter de comprendre toutes les abréviations de notre interlocuteur, avec le risque d’une petite migraine à la fin de la conversation. « Mais on finit toujours par comprendre le sens des mots selon le contexte », se rassure Karima. Si vous êtes moins tolérant, il est toujours possible de couper les ponts de façon très dramatique avec « ces relous » tout en espérant créer de nouveaux liens avec des membres de l’Académie française, qui eux, ne nous décevront jamais.

Sinon il existe bien une solution dangereuse – mais pas insurmontable – pour s’y habituer, c’est de rejoindre la course effrénée du langage et d’adopter, à votre tour, les abréviations. Après tout, vous n’avez aucune minute pour vous et dire « quoi qu’il » plutôt « quoi qu’il en soit » vous libérera quelques secondes de répit. De quoi résoudre brièvement vos problèmes de charge mentale au quotidien.