Comment Kerviel est passé d'«ennemi public N°1» au «mec sympa»
DECRYPTAGE•L'affaire Kerviel, c’est deux ans et demi de procédure, trois équipes d'avocats différentes pour neuf conseils au total et deux agences de conseil en communication à son service...Maud Pierron
Une défense hors norme pour un procès hors norme. «Jérôme Kerviel a eu les services dont bénéficient généralement les patrons du CAC40, souligne Christophe Reille, patron de RLD-partners, agence spécialisée dans la communication sous contrainte judiciaire, qui s’est occupé de l’ex-trader les six premiers mois de l’affaire. Pour lui, «ce n’est que justice car la Société générale a fait le choix de personnaliser l’affaire. Daniel Bouton en a fait une affaire d’homme à homme», le traitant même de «terroriste». Pour autant, avoir trois défenses successives n’est pas courant. Et pour beaucoup d’observateurs, il s’agit d’une erreur. «Ce n’est pas une stratégie très cohérente, qui a changé au gré des humeurs de Jérôme Kerviel», explique maître Emmanuel Pierrat, avocat au barreau de Paris et bon connaisseur du dossier. Retour sur deux ans et demi de procédure.
Janvier 2008-Juillet 2008: Priorité au «sale travail»
Début de l’affaire Kerviel, la défense est assurée par Me Elisabeth Meyer, choisie par «l’homme qui vaut 4,9 milliards d’euros». «C’est une avocate très efficace, très technique et professionnelle», apprécie Me Emmanuel Pierrat et qui va faire «le sale travail». Et bien. Me Meyer a pour elle deux faits d’armes: obtenir la libération conditionnelle de son client, à l’époque l’un des hommes les plus haïs de France et faire tomber le chef d’accusation d’escroquerie. «C’est pour l’instant la plus grande victoire judiciaire de Jérôme Kerviel, juge Christophe Reille, appelé par Elisabeth Meyer pour s’occuper de l’image de l’accusé. Dire qu’il n’y a pas d’escroquerie, cela signifie qu’il y a eu préjudice, mais pas vol, c’est subtil mais essentiel».
«Procès médiatique»
Parallèlement, Elisabeth Meyer fait donc appel aux services de Christophe Reille, spécialiste de la communication sous contrainte judiciaire, de l’agence RLD-Partners. C’est rare, reconnait-il, qu’un particulier ait recours à ses services. «Mais il est rare que des affaires de personnes attirent autant les médias. C’est une sorte de ‘pipolisation’ de la vie des affaires». Sa mission: «épauler la stratégie de défense élaborée par les avocats». Leur but: «mettre en exergue l’injustice qui touchait Kerviel, surtout avec son passage en prison», explique le consultant, qui rappelle que c’est la Société générale elle-même qui a choisi de «personnaliser l’affaire» et d’en faire «un procès médiatique».
Pour «répliquer sur ce terrain», Christophe Reille a donc travaillé avec l’accusé son discours, «son histoire », beaucoup trop complexe à l’origine pour être intelligible par l’opinion publique. «Nous racontons une histoire différente de celle de Daniel Bouton, simple et directe. Les gens l’ont comprise». «L’histoire» ainsi bâtie tient en trois temps: l’ex-trader n’est pas un escroc, il n’a pas pu faire ce qu’il a fait sans que ses responsables le sachent et certains d’entre eux ont «peut-être» intérêt à mentir dans cette histoire. Et de fil en aiguille, «l’ennemi public N°1» est devenu «un mec sympa», juge Christophe Reille. Pour autant, Jérôme Kerviel va lâcher son conseil pour une nouvelle équipe, pilotée par le très médiatique Eric Dupond-Moretti.
Juillet 2008-mars 2009: A l'attaque toute!
Me Dupond-Moretti arrive avec maître Bernard Benaiem, lui aussi avocat pénaliste, mais également les avocats Francis Tissot et Caroline Wassemann. Changement de stratégie totale. «La nouvelle équipe a été plus agressive, a voulu instruire le procès de la banque. Or, ce n’était pas le procès de la banque mais celui de Kerviel», rappelle Christophe Reille. Les avocats chargent la banque, entre «complaisance, ignorance fautive, et complicité par fourniture d'instructions et de moyens» et suggèrent une implication pénale d'autres salariés de la Socgen. Cette tactique très offensive a apparemment agacé au plus haut point les juges, car elle n’était pas étayée. Surtout, «une équipe de quatre avocats, ça ne pouvait pas marcher, ils devaient chacun s’occuper d’un pan du dossier mais en fait ils se marchaient sur les pieds», rapporte maître Emmanuel Pierrat. D’autant que ces avocats travaillaient gratuitement ou presque, leur seul gain était la notoriété de l’affaire… aspirée par le seul et très médiatique Eric Dupond-Moretti. Chamailleries entre avocats et mésentente avec Jérôme Kerviel, l’attelage explose et cesse de s’occuper de l’ex-trader, qui va «chercher» Me Olivier Metzner.
Parallèlement, Albertine media prend en charge son image. Contactée par 20minutes.fr, l’agence n’a pas souhaité répondre. Le silence radio a été décrété à la veille et pendant le procès. Tout juste peut-on remarquer que Jérôme Kerviel s’est astreint à une longue plage de silence, disparaissant des écrans radars, jusqu’à début mai, date de la sortie de son livre.
Mars 2009-Juin 2010 : La bataille de l'opinion publique
Me Metzner est une star du barreau. Ses clients sont variés: Dominique de Villepin, Jacques Crozemarie, Manuel Noriega et Stéphane Delajoux apprécient ou ont apprécié ses talents de pénalistes. Son arme: le vice de procédure qui peut faire tomber des pans entiers de procédure. «Il y a eu beaucoup de paroles et peu de gestes», tacle alors Olivier Metzner, à propos du travail des avocats précédents. Il reste toutefois sur la même ligne: impliquer la banque et les supérieurs. Surtout, il «met en place une stratégie à la Metzner: d’un coup, Jérôme Kerviel se met à communiquer partout, analyse Me Pierrat. C’est un procès tellement médiatique qu’il a tout intérêt à peaufiner son image pour que les juges n’aient pas d’a priori défavorables et pour gagner la bataille de l’opinion».
Pour cela, Albertine média orchestre un plan média début mai, pour donner «de l’humain» dans des interviews comme le rapporte Rue89. Son livre-plaidoyer, L'engrenage, mémoires d'un trader, le dépeint en victime d’un milieu de la finance cynique, un pion au milieu d’un monde déshumanisé, «un être sans identité propre», un «numéro». «Tout le monde a tenté de renverser la tendance et de faire de la Société générale des méchants, mais Olivier Metzner y est plus ou moins arrivé car il est allé plus loin en affirmant: ‘regardez comme mon client est gentil’», apprécie Emmanuel Pierrat. Si Kerviel est accusé d’abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données dans un système informatique, Olivier Metzner plaidera la relaxe. Comme il l’avait fait l’hiver dernier, avec succès, pour Dominique de Villepin.