Souvenirs flous, culpabilité… La double peine des victimes de vulnérabilité chimique

Vulnérabilité chimique : « Pas envie qu’on me dise que je n’aurais pas dû boire »… La double peine des victimes

violences sexuellesSolène, Marine et Caroline ont toutes les trois été victimes de vulnérabilité chimique. Elles ont été violées alors qu’elles se trouvaient dans un état second, fortement alcoolisées
Lise Abou Mansour

Lise Abou Mansour

L'essentiel

  • Le procès des viols de Mazan a permis de lever le voile sur la soumission chimique. Mais un autre mode opératoire reste sous-médiatisé : la vulnérabilité chimique, ou le fait de profiter de l’état d’une personne ayant volontairement consommé une drogue, souvent de l’alcool, pour l’agresser.
  • Entre souvenirs flous et sentiment de culpabilité, de nombreuses victimes de vulnérabilité chimique peinent à trouver la force de porter plainte.
  • « Les victimes que j’ai au téléphone m’expliquent qu’elles veulent avoir leurs résultats d’analyses toxicologiques avant de porter plainte, laissant entendre que si l’agresseur les a droguées, c’est de sa faute à lui, mais que si elles se sont droguées, c’est de leur faute à elles, raconte Leila Chaouchi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris. Or, ce n’est jamais la faute de la victime. »

L’affaire des viols de Mazan, dont le procès est en cours, a permis de lever le voile sur la soumission chimique, le fait de droguer une personne à son insu pour abuser d’elle. Mais un autre mode opératoire, plus fréquent, reste sous-médiatisé : la vulnérabilité chimique. Il s’agit du fait, pour un agresseur, de profiter de l’état d’une personne ayant volontairement consommé une drogue, souvent de l’alcool, pour l’agresser.

Caroline, mère de famille de 48 ans, en a été victime. Un homme rencontré sur une application de rencontres l’a invité chez elle, puis l’a fait boire avant de la violer. Lorsqu’elle a fait des analyses toxicologiques quelques heures après les faits, elle aurait aimé que l’on retrouve des traces de drogue dans son sang ou son urine. « Je voulais avoir une preuve matérielle de ce qui s’était passé, me rassurer en tant que victime et arrêter de me sentir coupable », explique-t-elle auprès du centre d’addictologie de Paris ayant recueilli son témoignage. Mais rien n’a été détecté.

Une culpabilité

La quadragénaire n’est pas la seule victime de vulnérabilité chimique à réagir ainsi. « Les femmes que j’ai au téléphone m’expliquent souvent qu’elles veulent avoir leurs résultats d’analyses toxicologiques avant de porter plainte, laissant entendre que si l’agresseur les a droguées, ce serait de sa faute à lui, mais que si elles se sont droguées ou alcoolisées elles-mêmes, ce serait de leur faute à elles », raconte Leila Chaouchi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris et experte de l’enquête nationale sur la soumission chimique de l’ANSM. « Il est alors de notre responsabilité de replacer l’agression au centre des échanges, et de rappeler que soumission chimique et vulnérabilité chimique sont tous deux des facteurs aggravants pour l’agresseur. C’est la loi qui le dit. »

La docteur doit donc tordre le cou aux idées reçues et faire preuve de pédagogie. « C’est extrêmement important de dire qu’on n’est jamais responsable de son agression, parce que cette croyance est encore très ancrée dans la société. » Solène*, 30 ans, victime d’un viol sous vulnérabilité chimique lors d’une soirée entre étudiants, a toujours peur d’être culpabilisée. C’est la raison pour laquelle elle n’en a parlé qu’à quelques proches. « Je n’ai pas envie qu’on me dise que je n’aurais pas dû boire, fumer ou dormir sur place. » Marine, victime d’un viol collectif en 2021 après avoir consommé de l’alcool, a dû faire face à ce type de remarques. « Mes parents l’ont très mal pris et m’ont fait culpabiliser. »

Trous noirs et état comateux

Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle peu de victimes de vulnérabilité chimique finissent par pousser la porte d’un commissariat. « Elles ne se sentent pas légitimes à porter plainte aussi parce qu’elles n’ont pas beaucoup de souvenirs, ajoute la juriste Bénédicte Brigouleix, présidente de l’Association d’aide aux victimes (Aidovie). Même si elles ont conscience d’avoir subi quelque chose qu’elles n’auraient pas dû subir, elles se trouvaient dans un état comateux. »

C’est là tout le côté pernicieux de ce mode opératoire : la victime ne se trouvait pas dans un état lui permettant de consentir, et c’est cet état qui a rendu ses souvenirs flous. « Mes clientes me parlent souvent de trous noirs, elles ont dû mal à reconstituer précisément les faits et ont peur qu’on ne les croie pas », souligne l’avocate de victimes de violences sexuelles Carine Durrieu-Diebolt. C’est justement parce qu’elle n’avait pas envie « d’avoir à [s] e justifier » que Solène n’a pas porté plainte. « Et puis, aussi, il n’y avait aucune preuve. »

Prouver l’état de vulnérabilité de la victime

« Pour prouver le viol ou l’agression sexuelle, il faut démontrer la vulnérabilité de la victime, qui illustre le fait qu’elle n’était ni en état de résister ni de consentir », explique l’avocate. Alcoolémie, visionnage des caméras de vidéosurveillance, témoignages, messages échangés, vidéos prises par l’agresseur… De nombreux indices peuvent aider à prouver que la victime était comateuse, amorphe, pas dans son état normal.

« Il ne suffit pas de démontrer qu’il y a une vulnérabilité, encore faut-il démontrer que l’auteur en avait connaissance, que cette vulnérabilité était apparente », ajoute la juriste Bénédicte Brigouleix. Pour ce faire, les éléments exposés plus haut « peuvent montrer qu’il ne pouvait pas ne pas avoir connaissance de cet état de détresse », poursuit-elle. « C’est notamment le cas si la victime ne marche pas droit, tient des propos incohérents, voire si elle est à moitié endormie. »

La formation des policiers

Mais le temps joue en faveur de l’agresseur, les images des caméras de vidéosurveillance n’étant souvent disponibles que durant un temps limité et les substances présentes dans l’urine et le sang s’évacuant au bout de quelques heures. D’où l’importance de porter plainte peu après les faits. C’est ce qu’a fait Marine. Quelques heures après son agression, une enquête de flagrance est ouverte, un maximum de preuves est récolté et les agresseurs sont placés en détention provisoire.

« Si la dénonciation est tardive, qu’il y a peu d’éléments probants et pas de témoignage, on peut se retrouver sur des procédures parole contre parole. Et là, c’est plus compliqué », atteste la présidente d’Aidovie. Des femmes déplorent également l’accueil qui leur est réservé dans certains commissariats. « Un jeune gendarme a essayé de me démotiver en me disant que les avocats de la défense allaient tout faire pour me faire craquer, se souvient Caroline. Je me suis demandé si j’avais raison de porter plainte. Je me sentais coupable et non victime. » Trois gendarmes plus haut gradés ont réprimandé leur collègue, et Caroline a fini pas être entendue. « Les jeunes policiers reçoivent depuis quelques années des formations sur le psychotraumatisme des victimes mais ce n’est pas le cas de tous, souligne Carine Durrieu-Diebolt. Il faut le temps de la transition. »

Après un long travail, Caroline a pris conscience que son agresseur avait profité de son état pour la violer. « Maintenant, je suis réellement consciente que je suis victime et non coupable. En aucun cas je n’avais à finir dans ce lit avec cette personne parce que je n’étais pas moi-même ce jour-là. » La mère de famille a fini par porter plainte contre son agresseur. Pour elle, mais aussi pour que toutes les autres femmes se sentent légitimes à le faire.

* Le prénom a été modifié

Si vous pensez avoir été victime de soumission ou de vulnérabilité chimique et avez besoin d’aide ou de renseignements, vous pouvez contacter les services suivants :

France Victime : 116 006 (7 J/7 ; 24h/24)

Violences Femmes Info : 3919 (7 J/7 ; 24h/24)

Dispositif Drogues Info Service : 0 800 23 13 13 (7 J/7 ; 8h-2h)