« Si une femme a bu et se sent mal, on est censé l’aider, pas la violer »… Qu’est-ce que la vulnérabilité chimique ?
violences sexuelles•Ce mode opératoire consiste, pour l’agresseur, à profiter de la vulnérabilité d’une personne ayant volontairement consommé de l’alcool ou une drogue pour l’agresser, notamment sexuellementLise Abou Mansour
L'essentiel
- L’affaire des viols de Mazan a permis de lever le voile sur la soumission chimique, le fait de droguer une personne à son insu pour abuser d’elle. Mais un autre mode opératoire, plus fréquent, reste sous-médiatisé : la vulnérabilité chimique, ou le fait de profiter de la vulnérabilité d’une personne ayant volontairement consommé une drogue, souvent de l’alcool, pour l’agresser.
- « Dans les deux cas, il s’agit d’un mode opératoire, et la victime n’est jamais responsable, insiste Leila Chaouachi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris. L’agresseur sait que la personne n’est pas en état de réagir et de donner son consentement. »
- Une étude publiée le 2 octobre, réalisée auprès de 67.000 étudiants, indique que dans près de la moitié des tentatives d‘agression sexuelle (47,5 %) et plus d’un tiers des viols (37 %), la victime avait consommé de l’alcool.
Un soir, Caroline décide de retrouver l’homme avec qui elle échange depuis une semaine sur une application de rencontres. Il l’invite chez lui. « Le contact était très agréable, j’étais à l’aise. » L’homme sort alors deux « énormes » verres de vin. La mère de famille explique qu’elle n’en boira qu’un seul. « J’avais 45 minutes de voiture pour rentrer chez moi et je travaillais le lendemain, donc j’avais prévu de rentrer avant minuit. » Ils discutent. Le courant passe bien. « Sans le voir, je me suis retrouvée avec un deuxième verre, aussi rempli que le premier. Et là, il m’a embrassée. » Caroline lui demande d’arrêter et commence à se sentir très mal. « J’avais chaud, mal au cœur et je me sentais oppressée. » Puis tout devient flou. Son seul souvenir : avoir vomi à de nombreuses reprises.
Le lendemain matin, l’homme lui lance fièrement : « il y a encore la marque de tes fesses sur la table ». Puis : « heureusement que le voisin n’est pas passé à ce moment-là parce que je n’avais pas fermé la baie vitrée et tu avais l’air de prendre du plaisir ». Caroline se raidit. « Je n’avais aucun souvenir de ce moment. » La quadragénaire prend ses affaires et fuit. Quelques heures plus tard, elle raconte l’histoire à deux amies qui pensent qu’elle a été droguée. Aucune substance psychoactive ne sera pourtant retrouvée dans le corps de Caroline, dont le témoignage a été recueilli par le centre d’addictovigilance de Paris. Elle n’a donc a priori pas été victime de soumission chimique, comme Gisèle Pelicot, mais de vulnérabilité chimique.
Dans plus d’un tiers des viols, la victime avait consommé de l’alcool
« La vulnérabilité chimique, c’est quand une agression survient après la consommation volontaire d’une substance psychoactive par la victime, résume la docteure Leila Chaouachi, pharmacienne au centre d’addictovigilance de Paris et experte de l’enquête nationale sur la soumission chimique de l’ANSM. Dans 90 % des cas, la victime a consommé de l’alcool ou du cannabis. » Black-out, nausées, vomissements… Ces substances ont des effets similaires à celles utilisées pour une soumission chimique. « C’est la raison pour laquelle, très souvent, les victimes pensent qu’elles ont été droguées », poursuit la pharmacienne.
Si la vulnérabilité chimique est très peu médiatisée, les cas sont loin d’être rares**. Laurent Bègue-Shankland, addictologue et professeur à l’université Grenoble Alpes, vient de sortir une étude sur la place de l’alcool et du cannabis dans les violences sexuelles chez les étudiants. Il en a interrogé 67.000 entre 2023 et 2024. Dans près de la moitié des tentatives d‘agression sexuelle (47,5 %) et plus d’un tiers des viols (37 %), la victime avait consommé de l’alcool. Et les chiffres le montrent : plus les victimes ont bu, plus le risque de viol est élevé.
Un mode opératoire de l’agresseur
Cette donnée n’est pas anodine. Car qu’il s’agisse de soumission ou de vulnérabilité chimique, la logique est la même : l’agresseur va profiter de l’état de la victime pour passer à l’acte. « Dans les deux cas, elle n’est jamais responsable de son agression », insiste la docteure. Travaillant pour LeCRAFS, dispositif de téléconseil spécialisé dans les agressions facilitées par les substances, Leila Chaouachi a régulièrement des victimes de vulnérabilité chimique au téléphone. Et elle a repéré plusieurs modes opératoires.
« Le premier, c’est la vulnérabilité d’opportunité. Un agresseur voit que la victime est en état de fragilité et passe à l’acte, explique-t-elle. Il sait qu'elle n’est pas en état de réagir ni d’exprimer son consentement. » C’est ce qui est arrivé à Solène*, une Parisienne de 30 ans.
Une vulnérabilité d’opportunité ou de prédation
Lors d’une soirée entre étudiants dans un appartement il y a une dizaine d’années, elle discute avec un jeune homme. Ils se draguent un peu, s’amusent, boivent et fument du cannabis. « Quand je suis allée me coucher, il m’a en fait rejoint et il m’a violée. Avec l’alcool, la défonce et sous le choc, j’étais incapable de bouger, mais je suis persuadée qu’il a vu mes larmes couler », raconte-t-elle, toujours traumatisée dix ans plus tard. « Qui a envie de baiser quelqu’un d’inconscient ? Sérieusement ? C’est dégueulasse ! » La jeune femme a mis du temps à se souvenir de cette soirée. Mais depuis le premier flash-back, elle n’a plus jamais pu se remettre en couple avec un homme. Elle « n’arrive plus à leur faire confiance ».
Les agresseurs peuvent aussi utiliser la vulnérabilité chimique de manière proactive et préméditée, comme cela a été le cas pour Caroline dont le verre, de taille démesurée, a été rempli sans qu’elle le demande. Leila Chaouachi appelle ce mode opératoire une vulnérabilité « de prédation ». « La personne est fortement incitée à boire de l'alcool, par exemple, une stratégie pour faciliter le passage à l’acte, explique la pharmacienne. C’est notamment le cas des jeux d’alcool. »
« Si la personne se sent mal, on est censé s’occuper d’elle, pas la violer »
Et les agresseurs peuvent mettre en place un mode opératoire encore plus glaçant. « Certains font des rondes, au cours desquelles ils vont chercher en soirée la personne la plus vulnérable pour la ramener chez eux, détaille Leila Chaouachi. C’est ce qu’on appelle “la voiture-balai”, décrite dans le livre enquête La nuit des hommes, de Félix Lemaître. »
Au final, la volonté des agresseurs est toujours la même : rechercher une « proie » facile. « Si une femme est ivre, se sent mal, ne tient plus debout, vomit, on est censé la mettre en lieu sûr et s’occuper d’elle, pas la violer, rappelle Leila Chaouachi. Cela semble évident, mais c’est loin d’être le cas ».