« Essayer de changer les idées d’une personne complotiste, ça ne marche pas »

« S'acharner à changer les idées d’une personne complotiste, ça ne marche pas », lance Elliot Wax

InterviewDans « A la recherche de mon frère », ce journaliste raconte comment il a cherché à garder le lien avec son grand frère alors que celui-ci glissait dans le complotisme. Un chemin qui a été semé d’embûches
3 conseils pour aider un proche à sortir du complotisme
Mathilde Cousin

Mathilde Cousin

L'essentiel

  • «20 Minutes » publie en exclusivité une interview d’Elliot Wax, qui publie ce vendredi « A la recherche de mon frère », aux éditions Goutte d'or.
  • Le livre retrace le basculement de son frère dans le complotisme et les réponses que l’auteur a essayé d’y apporter.
  • Le journaliste s’est infiltré dans deux organisations suivies par son frère afin de lui montrer que ces organisations ne sont pas ce qu’elles prétendent être.

«Aujourd’hui, mon frère et moi n’avons plus accès à la même réalité, nous ne vivons plus dans le monde. » Cet éprouvant constat de voir un frère s’enfoncer dans le complotisme, le journaliste Elliot Wax le partage dans A la recherche de mon frère, un livre à paraître ce vendredi aux éditions Goutte d'or et dont 20 Minutes publie en exclusivité des extraits.

Le basculement de ce frère aîné a commencé il y a une dizaine d’années, par le visionnage de vidéos. Au début, Elliott Wax répond à son frère, contre-argumente, parfois se moque de certaines théories. Une stratégie qui ne marche pas. L’auteur a alors une intuition au moment de la crise sanitaire : il va infiltrer les deux organisations que son frère suit assidûment, afin de lui montrer qu’elles ne sont pas ce qu’elles prétendent être.

Ces passages de l’auteur dans une rédaction et un parti politique ont été anonymisés. On ne peut s’empêcher cependant, à la lecture du livre, de penser que l’auteur est passé par France Soir, site qui avait été un des soutiens de Didier Raoult, et l’UPR de François Asselineau. Ces infiltrations, qui laissent parfois le lecteur sur sa faim – on aurait aimé en savoir plus sur le fonctionnement de ces deux organisations – dévoilent des éléments sur les personnalités qui les font fonctionner.

Cette démarche de l’auteur ne sera pas suffisante pour convaincre son frère. L’auteur se rend compte, toutefois, au fil des années, que le dialogue le plus efficace reste celui qui évite les sujets sensibles. Pour 20 Minutes, Elliot Wax raconte ce cheminement.

Comment le complotisme de votre frère a-t-il commencé ?

Il a été progressif. Mon frère est tombé dedans en 2013 quand il a regardé la révélation des pyramides, un documentaire qui postule que les pyramides ont été construites par une civilisation antérieure, voire des civilisations extraterrestres. Après, tout s’est enchaîné : le 11 septembre, l’énergie libre, l’existence d’une planète cachée…

Ce cheminement de votre frère vers le complotisme a pris plusieurs années. Il n’a donc n’a pas basculé du jour au lendemain ?

Mon frère est quelqu’un qui a eu beaucoup de problèmes [de dépendances aux stupéfiants]. Quand il en a eu fini avec ces problèmes-là, il a substitué une dépendance par une autre.

Comment expliquez-vous que vous ne soyez pas devenu complotiste à votre tour ? Vous êtes très proche de lui et écrivez qu’adolescent, vous aimiez regarder des vidéos de ce type sans adhérer à leur contenu…

Mon frère et moi, on n’est pas de la même génération. Je suis arrivé à l’âge adulte au moment où YouTube a explosé, c’était l’époque où Soral [un essayiste d’extrême droite condamné pour contestation de crimes contre l’humanité] faisait un carton. Au lycée, on était pas mal à regarder ses vidéos, sans les prendre au sérieux.

Mais finalement, la question que vous posez, c’est pourquoi est-ce qu’on tombe dans le complotisme ? Il y a plein de facteurs et pas de réponse définitive. Le directeur d’un centre de prévention de la radicalisation installé au Canada disait qu’il a observé que les gens qui étaient dans les mouvements de contestation de gestion de la crise sanitaire étaient ravis [d’y être] parce qu’ils y ont rencontré des gens qui ont les mêmes idées, qu’ils se sentaient appartenir à quelque chose de plus grand et créaient du lien social. On peut imaginer que, dans ces cas, le complotisme répond à un besoin social.

Ce que vous montrez dans le livre, c’est qu’il n’est pas toujours simple de garder le lien avec un proche qui tombe dans le complotisme. Au début, vous essayez de contre-argumenter, de lui envoyer des liens, des vidéos…

Ce que je raconte dans le livre, c’est que j’ai fait toutes les erreurs à ne pas commettre. Notamment, la plus importante, c’est de m’être acharné à essayer de changer ses idées, de le convaincre à tout prix. Je pense que c’est un réflexe que beaucoup de proches de complotistes ont. Le problème, c’est que ça ne marche pas parce que le complotisme renvoie à une manière de penser, avec ses codes et sa façon d’administrer la preuve, comme le dit Gérald Bronner. C’est comme si vous ne parliez pas le même langage. Il vaut mieux rester sur des rails plus consensuels. Une de mes nièces avait eu ce réflexe-là de dire à son père : « Je t’aime, mais je ne veux pas parler de ça ». Elle a eu cette sagesse que je n’ai pas eue.

Comment votre père, votre mère ont-ils réagi face au basculement de votre frère ?

Ils ont été beaucoup plus sages que moi. Ils le laissaient discourir sans fin au téléphone. Ses filles aussi ont pris ce réflexe de ne pas y prêter plus d’attention, de ne pas le relancer. Moi, j’étais journaliste, donc c’étaient des sujets qui m’importaient. On avait aussi une relation où on a toujours aimé les débats, se challenger intellectuellement.

Dans votre livre, on n’identifie pas votre frère. Vous avez également anonymisé les lieux où vous avez fait vos immersions. Pourquoi ce choix ?

C’était une quête personnelle. Je n’ai jamais voulu nuire à qui que ce soit ni révéler le fonctionnement de telle ou telle organisation. Le but n’était pas de faire des révélations sur ces organisations en tant que telles, même si ça me permet d’expliquer leur mode de fonctionnement. Le but, c’était de récupérer mon grand frère. Je suis allé dans ces deux organisations parce que c’étaient celles que mon frère suivait le plus et que ça me donnait accès à des gens qui pensaient et fonctionnaient comme mon frère. Avec eux il n’y avait pas le côté affectif qui m’empêchait, moi, d’être objectif.

Beaucoup d’éléments que vous décrivez dans le média que vous renommez « La Vérité » font penser à « France Soir »

Je ne sais pas.

Quant au parti que vous nommez Les Eveillés et son chef Norton Mabille, ils évoquent l’Union populaire républicaine (UPR) et François Asselineau…

Peut-être, peut-être pas.

Est-ce que ces gens que vous avez côtoyés pendant ces immersions connaissent votre véritable identité ?

Je vais leur dire à la sortie du livre et on va voir comment ça va se passer.

Quand vous vous infiltrez dans cette rédaction, on vous demande d’écrire des articles, mais vous vous êtes donné comme ligne rouge de ne pas publier de fake news. Cela s’est avéré possible ?

C’était très compliqué. Quand j’ai commencé l’infiltration, je savais que ça allait être un sujet. Je marchais sur une ligne de crête. L’infiltration, on flirte avec la ligne rouge déontologiquement parce qu’on ne décline pas notre identité de journaliste. Ce que j’ai essayé de faire, c’est de ne pas avoir d’influence, positive ou négative, sur ces deux organisations, et j’ai voulu être transparent dans mon livre sur ce que j’avais fait et comment.

Est-ce que, à un moment, vous vous êtes dit qu’ils allaient vous percer à jour ?

Oui, tous les jours ! Ce que j’écris dans le livre, c’est quand j’annonce à une des personnes de La Vérité que je vais partir, il me dit : « dès le premier jour, j’ai senti que tu n’étais pas tout à fait sur la même ligne que nous. D’ailleurs, je me demande si tu n’es pas un agent dormant. » Le rédacteur en chef lui-même, qui n’avait pas un complotisme très poussé, quand, à un moment, j’essaie de le titiller en lui demandant ce qu’il fait là, il me regarde et me dit : « Je te pose la même question ». Je pense qu’ils ont senti à des moments qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas. J’ai cette impression, mais je ne peux pas parler à leur place.

Aujourd’hui, comment qualifiez-vous vos relations avec votre frère ?

Les deux dernières années ont été conflictuelles. Je lui ai dit il y a six mois qu’il était le sujet du livre. Aujourd’hui, on repart sur d’autres bases.