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Le cyberharcèlement ou le lourd « prix de la rébellion » contre le patriarcat

Cyberharcelée, Chloë Gervais paie « le prix de sa rébellion contre l’ordre patriarcal »

MeuteLa violence en ligne contre les femmes, comme la créatrice de contenus Chloé Gervais, qui prennent la parole est une manière de leur faire payer « prix de leur rébellion contre l’ordre patriarcal »
Xavier Regnier

Xavier Regnier

L'essentiel

  • Depuis plusieurs jours, l’influenceuse Chloë Gervais est victime de vagues de cyberharcèlement pour avoir dénoncé l’aspect sexiste du concept du compte Abrège frère, qui silencie la parole des femmes.
  • Un cas symbolique mais loin d’être isolé : 84 % des victimes de cyberharcèlement sont des femmes, ce qui a de lourdes conséquences sur leur santé.
  • A travers cet exemple, c’est tout le mécanisme masculiniste de « silenciation des femmes dans l’espace numérique » qui est à l’œuvre, selon Laure Salmona, interrogée par 20 Minutes.

Ok, commençons par un storytime qu’on va essayer d’abréger, avant de rentrer dans le vif du sujet. Le 10 février, le compte TikTok@Abrègefrère est subitement suspendu par la plateforme, alors qu’il connaissait une popularité galopante depuis sa création fin janvier, suscitant l’émoi. Quelques jours plus tard, le hacker Ammo avoue être à l’origine du ban, essentiellement pour gagner de la visibilité. Mais pour les fans de Abrège frère, les coupables sont ailleurs : ce sont les « meufs trop casse-couilles », qui critiquent le contenu du vidéaste.

Car Abrège frère a une spécialité : s’en prendre aux storytimes. Selon un décompte de Brut, l’influenceur a ainsi abrégé une cinquantaine de vidéos de femmes, contre 20 postées par hommes. Un « concept rigolo » mais « transformé en harcèlement de meute sous les vidéos de femmes », explique à 20 Minutes la journaliste spécialisée en TikTok Lydia Menez. Et l’une de ces femmes a pris la parole, l’influenceuse Chloë Gervais. Depuis, la meute n’a de cesse de s’en prendre à elle.

Une « matérialisation du maninterrupting »

Un cas typique de « la mécanique de silenciation des femmes dans l’espace numérique », dénonce Laure Salmona, cofondatrice de Féministes contre le cyberharcèlement et coautrice de Politiser les cyberviolences (ed. Cavalier bleu). Et le reflet plus large de cette silenciation dans l’espace public, « considéré comme masculin », appuie la sociologue Dimitra Laurence Larochelle, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle. Exemple type de cette impossibilité pour les femmes de s’exprimer comme les hommes dans l’espace public, « lors de l’élection présidentielle de 2022, les candidates ont été traitées différemment que les candidats selon une étude », explique-t-elle. Au menu, du mansplaining (un homme qui explique, sans être qualifié, quelque chose à une femme alors qu’elle connaît le sujet) et du maninterrupting (lorsqu’un homme coupe la parole à une femme en raison de son genre).

Et justement, le contenu de Abrège frère, c’est « la matérialisation du maninterrupting », selon Lydia Menez. Sur TikTok, les storytimes sont « régulièrement réalisés par des femmes et s’adressent aux femmes », ajoute la journaliste. Dans l’espace public des plateformes, les femmes se sont créé un espace d’expression propre. Parmi les vidéos ciblées par Abrège frère, figure notamment le récit d’une femme qui explique ne plus poster de photo d’elle en maillot de bain à la suite d’un détournement d’images. Un traumatisme connu par d’autres femmes. Mais désormais les hommes rôdent et viennent demander aux femmes « d’abréger » dans les commentaires, parfois en invoquant l’influenceur. Une manière de « les renvoyer aux stéréotypes de la sphère privée », poursuit Laure Salmona, et de « pousser les femmes à l’autocensure ».

« Le prix de la rébellion contre l’ordre patriarcal »

Dans le cas des influenceuses comme Chloë Gervais, qui dénonce cet état de fait, la violence monte encore d’un cran. « L’idée est de leur faire mesurer le prix de leur rébellion contre l’ordre patriarcal », analyse la cofondatrice de Féministes contre le cyberharcèlement. Et le prix à payer est lourd. Selon une enquête conduite par Ipsos pour Féministes contre le cyberharcèlement, citée par Dimitra Laurence Larochelle, « 84 % des victimes de cyberharcèlement sont des femmes ». Pour aller plus loin, « 73 % des femmes journalistes ont déjà été cyberharcelées, une femme a 27 fois plus de chances qu’un homme de subir des violences en ligne, et 74 % des cyberharceleurs sont des hommes », liste Laure Salmona.

Comme un effet boule de neige, le cyberharcèlement de Chloë Gervais a entraîné celui de la journaliste Salomé Saqué, qui documentait et expliquait le phénomène à l’œuvre. « Le débat s’est déporté sur X, le lieu du cyberharcèlement par définition », pointe Lydia Mendez. Tout devient bon pour s’en prendre aux deux femmes. « Le ton de Chloë Gervais lui est reproché, plutôt que le fond de son propos », pousse Lydia Menez, y voyant une forme du stéréotype « angry black women ». « Il y a des reproches qu’on fait aux femmes, et qu’on ne fait jamais aux hommes », expose-t-elle. « Ce qui est reproché à Chloë Gervais, c’est son existence tout simplement », assène Salomé Saqué dans son thread.

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Plus rien ne semble pouvoir enrayer la spirale. « On en est nulle part en matière de lutte contre le cyberharcèlement », tranche la journaliste. « Les plateformes ont une énorme responsabilité et on leur demande peu de comptes », déplore Laure Salmona, qui pointe aussi une réponse policière et judiciaire insuffisante. « Seuls 3 % des actes de cyberviolence donnent lieu à des poursuites judiciaires », qui n’est pas forcément suivie d’une condamnation, pointe-t-elle.

Du cyberharcèlement aux violences physiques

Cette forme de violence sexiste laisse pourtant des marques très concrètes dans la vie des victimes. « Une victime sur deux déclare avoir des pensées suicidaires », et au moins une sur dix fait une tentative, illustre Laure Salmona. « Il y a beaucoup d’effets négatifs sur les jeunes filles, des abandons de l’école, etc. », ajoute Dimitra Laurence Larochelle. Et il ne suffit pas d’éteindre son smartphone pour s’en tirer, en particulier quand, comme Chloë Gervais et Salomé Saqué, les réseaux sociaux font partie intégrante du métier. « Pour 72 % des victimes, le harcèlement se poursuit dans la vie matérielle », note encore Laure Salmona. Adresse retrouvée, courriers malveillants, femmes suivies dans la rue, et même « des violences physiques ou sexuelles pour une victime sur cinq ».

« La clé est l’éducation, il faut sensibiliser les jeunes » à ce phénomène relativement nouveau, estime Dimitra Laurence Larochelle, qui a participé à l’élaboration d’une charte de lutte contre le cyberharcèlement à l’ONU l’an dernier. Mais en attendant, « on continue de normaliser les violences sur les réseaux, d’en faire un passage obligé », dénonce Laure Salmona. Un passage dont les femmes se passeraient bien.