HistoireMarseille, plus vieille la ville ?

Marseille : Plus vieille la ville ?

HistoireLivre et sources à l’appui, un ancien journaliste marseillais soutient que la ville aurait été fondée par les Phéniciens. Elle serait donc plus vieille de deux siècles que l’ont établi les historiens
Alexandre Vella

Alexandre Vella

L'essentiel

  • Gabriel Chakra, auteur et ancien journaliste, soutient que Marseille aurait été fondée par des Phéniciens et non des Grecs, c’est-à-dire deux siècles plus tôt que l’établit l’historiographie.
  • Il s’appuie essentiellement sur deux sources : l’onomastique (étude des noms propres) et la découverte à Marseille, au XIXe siècle, d’une pierre écrite en phénicien.
  • Une théorie qui fait pourtant sourire les archéologues et les historiens.

«Détruire le mythe de Marseille grec », Gabriel Chakra en a fait la quête et l’enquête de sa vie. Journaliste pendant quarante ans au Méridional (journal disparu en 1997), l’octogénaire a consacré vingt ans de sa retraite à réunir les éléments nécessaires à son ambition, ponctuée par la publication de Marseille Phénicienne (éditions Maïa).

L’auteur y soutient que la fondation de Marseille serait l’œuvre des Phéniciens, peuple originaire du Liban actuel, et se situerait « entre celle de Rome (-753 avant av. J.-C.) et Carthage (-820) », là où l’historiographie la place vers -600, affirmant qu’elle a été bâtie par les Grecs arrivés de Phocée, l’actuelle Turquie.

Voilà donc de quoi vieillir de deux siècles Marseille, changer ses origines culturelles et raviver « une idée qui ressurgit de temps en temps », sourit Jean-Philippe Sourisseau, professeur d’archéologie à l’université d’Aix-Marseille, spécialiste de la colonisation grecque en Méditerranée occidentale. Si pour le professeur d’archéologie, les origines grecques de Marseille ne souffrent « d’aucun doute possible », l’ancien journaliste n’en démord pas et dénonce une imposture séculaire. On fait le point.

Une légende comme péché originel ?

Pour Gabriel Chakra, toute cette méprise « est la faute de Justin », un historien de l’Empire romain ayant vécu au cours du IIIe siècle après J.-C. Débutons alors avec ce Justin à qui l’on doit la transmission écrite du mythe de la fondation de Marseille, initialement rapportée par Aristote, le célèbre philosophe grec, quelque 600 ans avant lui (vers -300 donc si vous suivez).

Une histoire de princesse, nommée Gyptis, d’une tribu locale de Ségobriges – peuple de nos rivages d’alors – a la lourde tâche de se choisir un époux lors d’un banquet au cours duquel s’invite Protis, le chef d’une expédition de marins grecs. Sans suspens, elle le choisit. Lui, gagne en sus une terre où créer sa colonie. Et, bien que l’histoire ne dise pas si les jeunes époux vécurent heureux et eurent de nombreux enfants, naquit – du moins selon la légende – Marseille, aux alentours de -600.

Voilà le mythe tel que rapporté par Justin qui s’est basé sur d’anciens récits. Une sorte de mauvais téléphone arabe, dénonce Gabriel Chakra.

Une pierre et des tarifs

Pour vieillir Marseille de deux siècles, le journaliste se fie à la découverte d’une vieille pierre apparue en 1845 en ville. Sur cette pierre (aujourd’hui exposée à la Vieille Charité) figurent 21 lignes écrites en langue phénicienne qui détaillent le prix de différents sacrifices (une vache, un porc, une poule…) que des prêtres peuvent pratiquer pour obtenir les faveurs de Baal, dieu du panthéon phénicien. Dès lors baptisée « tarif de Marseille », « cette pierre est la preuve d’une présence phénicienne antérieure à celle des Grecs », soutient Gabriel Chakra.

D’après ses recherches, celle-ci a été extraite par un maçon qui, en 1845, creusait le sol à proximité de l’actuelle cathédrale de la Major, site qui a abrité le temple de Diane et qui, ainsi, aurait été auparavant consacré à Baal. Une première étude de cette pierre conclut en 1867 qu’elle avait été tirée des carrières de Cassis, aujourd’hui station balnéaire voisine de Marseille.

Quelques années plus tard, une seconde analyse pétrographique (l’étude des roches) établit sa provenance de Carthage. Mais les résultats sont publiés trop tard pour figurer dans l’ouvrage de 1885, Histoire de l’art dans l’Antiquité de Georges Perrot, livre qui fera autorité auprès des historiens et des archéologues pendant toute la première partie du XXe siècle, indique Antoine Hermary, professeur émérite d’archéologie et civilisation grecques de l’université d’Aix-Marseille dans un article scientifique intitulé Marseille phénicienne : un mythe du XIXe siècle.

« Phénicomanie » ou « raison politique » ?

Dès lors, le mythe de Marseille phénicienne a pu prospérer un temps, poussé par une « phénicomanie » ambiante au XIXe siècle. « Le XIXe siècle redécouvre le monde phénicien et Carthage », resitue Jean-Philippe Sourisseau. « Carthage, les Phéniciens, ça sent le soufre, ça sonne l’orient mystérieux. Cela passionne les gens et les universitaires se sentent obliger de suivre. C’est l’époque où Flaubert part voyager en Afrique du Nord, histoire de se faire un peu oublier après son scandaleux Madame Bovary. Il en profite pour publier Salammbô un roman historique qui tient le Carthage antique pour décors. Tout cela participe de cette “phénicomanie”. Dans le même temps, les propriétaires de terrains en Afrique du Nord commencent à sortir des choses du sol. C’est ainsi qu’est arrivé “le tarif de Marseille” : dans un bateau contenant des antiquités pillées », explique l’archéologue.

Une version qui est « une fable » pour Gabriel Chakra. Lui voit dans les analyses et théories contradictoires au sujet de la pierre une manipulation politique : « La Grèce sortait de sa guerre d’indépendance (1821-1828) contre l’Empire Ottoman. La Grèce, c’est le berceau de la démocratie, le phare de l’Occident. Les Phéniciens sont un peuple d’Afrique du Nord, du proche orient. Il y a une raison politique et un fond de xénophobie dans cette histoire », avance l’ancien journaliste.

Vestiges grecs et étymologie sémite

Ce dialogue argumentaire ne s’arrête pas tout à fait ici. L’archéologue Jean-Philippe Sourisseau souligne que « la réalité matérielle des vestiges exhumés à Marseille ne révèle rien d’autre qu’une culture matérielle grecque » et que « les Phéniciens ont bien commercé en Méditerranée occidentale mais sans trace explicite de trafic sur les côtes de Gaule ».

Gabriel Chakra, lui, s’en remet alors à l’onomastique [l’étude des noms propres] pour appuyer sa thèse. Ainsi, en langue phénicienne « Marsa signifie le port, avance-t-il. Que l’on retrouve donc dans Marseille, mais surtout dans de nombreuses colonies phéniciennes, tel que Mers el-Kébir (actuelle Algérie), Marsala (actuelle Sicile) ou encore Marsaxlokk (actuelle Malte) ».

Si l’ancien journaliste entend ainsi vieillir Marseille de deux siècles, tous s’accordent sur le fait que l’occupation humaine des rivages de la ville est vieille d’au moins 30.000 ans, en témoigne les peintures rupestres découvertes dans la grotte Cosquer. Et qu’à cette époque, il n’y avait ni grecs, ni phéniciens en Méditerranée, mais bien des pingouins et des phoques.