témoignages« On va retourner en cours jusqu’au prochain ? » s’inquiètent les profs

Attaque au couteau à Arras : « On va retourner en cours comme des moutons jusqu’au prochain ? », s’inquiètent des profs

témoignagesAlors que les enseignants disposeront ce lundi de deux heures de « temps banalisé » pour évoquer le meurtre de Dominique Bernard, certains appréhendent et font éclater leur « colère »
Attaque à Arras : Qui était Dominique Bernard, le professeur de français poignardé ?
Caroline Girardon

Caroline Girardon

L'essentiel

  • Lundi, les enseignants du secondaire bénéficieront de deux heures de « temps banalisés » pour évoquer le meurtre de Dominique Bernard, commis vendredi à Arras.
  • A l’heure de la reprise, certains font part de leur « envie de parler », tandis que d’autres veulent « hurler leur colère ».
  • « Trouver les mots justes » envers les élèves n’est « pas toujours simple » soulignent-ils alors que certains dénoncent « les limites » de l’exercice, ne se sentant pas libres de s’exprimer comme ils l’entendraient.

«Personnellement, j’ai pleuré ». Lorsqu’elle a appris la mort de Dominique Bernard, enseignant victime d’une attaque terroriste vendredi à Arras, Anne-Lise a « ressenti énormément de tristesse », avant de « couper » volontairement les informations durant tout le week-end. A la veille de sa reprise des cours, cette jeune institutrice confesse être surtout « dépitée » qu’en colère. « Comme j’ai des classes de CP et que les élèves sont petits, je ne sais pas si nous leur en parlerons, contrairement aux professeurs des collèges et des lycées ».

Dans toute la France, ce lundi matin, les enseignants du secondaire bénéficieront de deux heures de « temps banalisé », entre 8 heures et 10 heures, pour échanger sur les événements et sur la façon d’en parler avec les élèves. « Ce qui est arrivé est injuste et dramatique par rapport au fonctionnement de notre système éducatif et de notre société », commente Leïla, qui enseigne au collège Lucie Aubrac de Givors, près de Lyon. Dans son établissement, la réflexion a été engagée dès vendredi soir. Près de 300 messages ont été échangés dans le groupe WhatsApp dédié. « Certains collègues avaient besoin de s’exprimer, d’autres de proposer des pistes de travail pour établir un protocole avec le chef d’établissement », explique-t-elle.

« Ce n’est pas toujours facile de trouver les mots justes »

Dans les couloirs de Lucie Aubrac, les cours de 10 heures à midi seront également « banalisés ». Plusieurs enseignants, qui seront vêtus de noir ou porteront un brassard de la même couleur, interviendront dans chaque classe pour amener les adolescents à « réfléchir et s’exprimer » par le biais de lecture car « Dominique Bernard était un amoureux de la littérature », de rédaction de poésies ou d’ateliers sur l’islamophobie, l’antisémitisme, la liberté d’expression et la démocratie.

« Ce n’est pas toujours facile de trouver les mots justes », confesse Elodie qui enseigne l’histoire-géographie ainsi que l’éducation civique dans un lycée de Lyon. Et d’enchaîner : « Mais je prendrai une demi-heure en début de cours pour évoquer le sujet, parler des principes républicains et de l’objectif de l’école. ». « On ne sait jamais comment les élèves vont réagir », reprend-elle précisant toutefois que dans son établissement, les lycéens sont « plutôt réceptifs ». « On s’est retrouvé confronté à la même situation après la mort de Samuel Paty. A la fin, un élève est venu me remercier, ce qui est plutôt rare. Il était de confession musulmane et avait apprécié d’entendre dire qu’il ne fallait pas stigmatiser les musulmans. »

« On a un droit de réserve, on ne peut pas dire tout ce que l’on pense »

Si Emilie a « très envie d’en parler », cette jeune prof qui exerce dans un lycée de l’Essonne s’interroge toutefois sur la manière d’aborder le sujet et sur les « limites » de l’exercice. « Après le décès de Samuel Paty, la reprise avait été affreuse car personne n’avait été préparé. Nous n’avions eu aucune directive, témoigne-t-elle. C’était le chaos. » Et d’avouer avoir « peur que certains collègues ne se rallient pas à la cause » par dépit.

« On a un droit de réserve, on ne peut pas dire tout ce que l’on pense pour ne pas faire de vagues. Ça sera encore de la langue de bois, dénonce-t-elle. J’en ai parlé tout le week-end avec ma famille mais lundi, je sais très bien que je vais devoir me censurer. Je ne pourrai pas dire la même chose aux élèves, même si je veux exprimer ma colère. D’autant que ça me fait mal au cœur de savoir que certains d’entre eux peuvent s’en ficher. »

« On n’a pas signé pour mourir »

Delphine Geisler, qui travaille au lycée Edgar Quinet de Bourg-en-Bresse a, elle aussi, envie d'« hurler sa colère » et de « tout envoyer balader ». « Tous les établissements scolaires risquent de devenir des cibles potentielles. On ne peut pas continuer comme ça. Aujourd’hui, on risque notre vie. On n’a pas signé pour mourir », dénonce-t-elle. Et d’ajouter : « On a des élèves limites. On sent très bien, dès que l’on fait des remarques à certains, que ce n’est plus comme avant. Maintenant, on sent de la haine dans leurs yeux. C’est devenu extrêmement délicat, on risque d’avoir les parents sur le dos. On a peur de représailles en classe ou en dehors. »

« J’adore mon métier mais si c’est risquer ma vie, je ne vais pas pouvoir continuer », poursuit-elle, avouant ne pas savoir si elle sera en capacité d’aller au lycée ce lundi : « Je continue d’avoir la rage. On va tous retourner en cours comme des moutons jusqu’au prochain ? »

Mais pour Leïla, pas question de manquer la reprise. « Pour moi, c’est un acte de résistance face à la barbarie et à l’obscurantisme », conclut-elle.