interviewUn livre pour tenter de « faire tomber les murs de l’hôpital psychiatrique »

« Ne pas faire comme si ces malades n’existaient pas », estime Ixchel Delaporte, en immersion dans un hôpital psy

interviewPendant huit mois, l’écrivaine Ixchel Delaporte s’est immergée à Cadillac, cette petite ville girondine qui a la particularité d’accueillir depuis quatre cents ans un hôpital psychiatrique qui a vu passer 2,3 millions de patients en 2023
Elsa Provenzano

Propos recueillis par Elsa Provenzano

L'essentiel

  • L’écrivaine Ixchel Delaporte publie ce jeudi Ecouter les murs parler aux éditions Iconoclaste, qui raconte son immersion à Cadillac, « la ville des fous », puisqu’elle accueille en son centre un hôpital psychiatrique, depuis quatre cents ans.
  • Elle y décrit ses rencontres et échanges avec les patients, le plus souvent inaudibles derrière les murs de l’hôpital, et dont elle a voulu mettre la parole au cœur de son ouvrage.
  • Elle raconte aussi l’écosystème de la ville de Cadillac puisque certains patients peuvent y sortir en journée, ou y vivre lorsqu’ils sont stabilisés. Dans les rues de la bastide girondine, on côtoie la maladie mentale un peu plus qu’ailleurs.

Ixchel Delaporte aime s’intéresser à l’envers du décor. Après son ouvrage Les Raisins de la misère, sorti en 2018, dans lequel elle dénonçait les conditions de travail de la main-d’œuvre viticole dans l’ombre des grands châteaux, la journaliste et documentariste publie ce jeudi Ecoute les murs parler (Ed. Iconoclaste) et lève un coin du voile sur l’hôpital psychiatrique.

Pendant huit mois, Ixchel Delaporte a vécu à Cadillac, en Gironde. Ses habitants cohabitent avec les centaines de patients de l’hôpital psychiatrique. La journaliste revient, pour 20 Minutes, sur cette immersion « dans ce petit microcosme, où l’on fait du troc et où l’on se rapporte des kébabs ou des cocas de l’extérieur pour que les choses soient plus douces » et son livre, « tentative de faire tomber les murs de l’hôpital psychiatrique pour que les gens aient moins peur ».

Pourquoi vous êtes vous intéressée à la psychiatrie ?

On se confronte souvent à la maladie mentale par le biais du fait divers. A ce moment-là, on se retrouve avec des personnes qui passent à l’acte, qui sont violentes, et on est percutés d’un coup, mais sans comprendre. Romain Dupuy [le jeune schizophrène qui a tué deux soignantes à Pau en 2004] en est un exemple extrême. Et souvent après des passages à l’acte très brutaux, quand on rembobine le fil, on se rend compte qu’il y avait un terrain de maladies psychiatriques qui n’a pas suffisamment été pris en compte.

Cela pose question que ces malades soient dans une complète invisibilité la plupart du temps et, sous le coup d’une immense exposition médiatique quand un drame se produit. Il n’y a pas de milieu entre ces deux extrêmes et cela renforce un sentiment d’éloignement vis-à-vis de ces personnes. Ce livre est une tentative de faire tomber les murs de l’hôpital psychiatrique pour que les gens aient moins peur. Il ne faut pas faire comme si ces malades n’existaient pas, mais leur rendre un visage. On ne les entend pas raconter leurs propres histoires.

Et vous avez voulu justement leur donner la parole avec ce livre. Cela a-t-il été difficile d’échanger avec eux ?

Ce sont des personnes fragiles, et beaucoup d’entre elles ont des problématiques dans la communication avec les autres. Je n’ai pas forcé celles qui ne voulaient pas me parler, je les ai laissées venir à moi, en m’asseyant sur un banc du parc. Bien sûr je n’ai pas rencontré tout le monde, mais j’ai eu des amitiés avec certains des patients, avec la contrepartie de parler de moi sincèrement.

On rencontre l’autre, mais pas un malade. On découvre qu’on a plein de choses à se dire, et la maladie mentale n’est plus là en premier plan. Par exemple, quand je parle avec Sylvie, qui est schizophrène et souffre du syndrome de Diogène, je parle de poésie, de sa fille ou de son cancer. On se parle vraiment. En plongeant dans ce petit microcosme, où l’on fait du troc et où l’on se rapporte des kébabs ou des cocas de l’extérieur pour que les choses soient plus douces, j’en retiens que ce sont des êtres humains qui existent à travers le regard des autres. Les unités ont un fonctionnement très rigide donc la maison des usagers qui propose du café, l’accès à Internet, des livres, est prise d’assaut. C’est aussi un lieu de rencontre pour les amoureux qui ne sont pas dans les mêmes unités.

« Tout le monde est un peu à cran, et cela concourt à ce que les situations dégénèrent vers de petites ou grandes humiliations, des enfermements et des recours à la contention abusifs. » »

L’accès aux soignants a finalement été plus difficile d’après votre expérience ?

Je remercie la direction d’avoir eu le courage de me laisser circuler librement, même s’il y a une unité dans laquelle je n’ai pas pu entrer car on m’a dit que cela allait très mal. Le manque de temps et de personnel explique aussi que les échanges aient été réduits avec les soignants. Il y a eu la volonté de certains d’entre eux de me confier leur ressenti anonymement, ce qui montre la complexité à dire ce qui ne va pas, sans se retrouver en difficulté soi-même au sein de l’institution ou vis-à-vis de ses collègues.

Et, je pense aussi que certains psychiatres sont très embêtés qu’on voie ce qui se passe à l’intérieur des unités, notamment concernant la considération des patients ou la manière dont on s’occupe d’eux.

L’approche très médicalisée se fait-elle au détriment de l’écoute des patients ?

Les patients demandent écoute et confiance et cela ne rentre pas dans les protocoles. La médicalisation est évidemment nécessaire parce que les médicaments permettent de réguler la maladie, pour que les patients soient moins violents, déprimés ou suicidaires. Mais on est sur de l’humain pur en psychiatrie et les échanges autour de leur histoire personnelle, leur vécu font partie d’une possible amélioration de leur santé. J’ai observé une certaine carence d’humanité et de discussions. Tout le monde est un peu à cran, et cela concourt à ce que les situations dégénèrent vers de petites ou grandes humiliations, des enfermements et des recours à la contention abusifs. Par exemple, si les soignants sont trop peu nombreux pour contrôler un patient agressif ou agité, il y a une certaine facilité à le placer en chambre d’isolement.

Est-ce que tous les hôpitaux psychiatriques usent de la même façon de ces mesures les plus contraignantes ?

Certains hôpitaux ont recours le moins possible à ces méthodes, mais cela suppose une grosse volonté administrative. Il faut préciser que dans certaines situations, elles s’imposent. Dans le livre, une patiente raconte que la contention a été, pour elle, un sauvetage. Elle lui a permis de se reconstituer, de ressentir son enveloppe corporelle car, pendant les crises de schizophrénie, les personnes ont la sensation d’être éclatées en mille morceaux. Mais certains patients le vivent mal, et ce n’est pas toujours la réponse la plus adaptée. Certains soignants se sentent aussi maltraitants en les administrant.

Comment décrire la vie à Cadillac où les patients de l’hôpital psychiatrique se baladent parfois en journée ou y vivent dans des appartements ?

C’est un mélange des genres et les Cadillacais n’ont pas le choix, cela fait 400 ans que l’hôpital est là. Il peut arriver qu’un patient parle tout seul, agresse verbalement un passant ou jette ses affaires, mais ce n’est pas tout le temps comme ça. Cela dérange certains habitants mais d’autres, comme le libraire Christophe, ont décidé de fraterniser. C’est un choix clair et radical, qui lui enlève probablement un peu de clientèle.

J’ai constaté que beaucoup de logements à Cadillac sont insalubres et que c’est une manne bien pratique pour les bailleurs, puisque ce sont des loyers garantis, payés par les tuteurs des patients. Il n’y a pas de financement d’appartements thérapeutiques, alors que l’objectif est de faire sortir les malades le plus vite possible de l’hôpital qui est débordé. Une fois logés à Cadillac, ce sont des infirmiers de ville qui apportent aux patients leurs médicaments. L’occasion de repérer en amont de possibles ruptures de soins ou de désamorcer des situations de crise. Sans eux, je ne sais pas à quoi ressemblerait Cadillac.