Allemagne : « Dinguerie » ou « peur »… L’éventuelle légalisation du cannabis récréatif divise à la frontière
Reportage•A Kehl, la petite ville allemande qui jouxte Strasbourg, la légalisation du cannabis récréatif se prépare doucement. Avec des positions divisées sur un sujet qui pourrait devenir d’actualité d’ici deux ansThibaut Gagnepain
L'essentiel
- L'Allemagne a enclenché un processus législatif qui devrait conduire à la légalisation du cannabis récréatif. D'ici l'été 2025.
- En clair, chaque personne âgée de plus de 18 ans pourrait acheter et posséder librement 25 grammes de cannabis.
- De quoi encourager les Français à traverser la frontière ? 20 Minutes a posé la question à Kehl, à côté de Strasbourg.
Un petit joint fumé en toute tranquillité sur les bords du Rhin, en plein cœur du Jardin des Deux Rives… D’ici quelques mois, plus sûrement deux ans au maximum, cette scène pourrait devenir réalité à Kehl, la ville frontière en face de Strasbourg.
Mercredi, l’Allemagne a fait un pas supplémentaire en ce sens. Le processus de légalisation du cannabis récréatif a été engagé avec l’adoption d’un projet de loi en Conseil des ministres. Il doit maintenant être débattu par le parlement pour une promulgation évoquée d’ici l’été 2025. Avec, comme nouveautés, la possibilité d’acheter et de posséder jusqu’à 25 grammes de cannabis à partir de 18 ans. Mais aussi de cultiver jusqu’à trois plants chez soi…
« Il reste encore de nombreux points à clarifier », coupe une pharmacienne du centre-ville de Kehl. Elle ne sait notamment pas si la vente de la précieuse herbe lui reviendra. « A usage thérapeutique, on en délivre déjà. Mais là, ce n’est pas la même chose ! On ne vend pas d’alcool, pas de cigarettes, ce n’est pas notre rôle ! Et pourquoi pas distribuer l’apéro aussi ? », sourit-elle.
Des magasins dédiés, avec licences, pourraient être chargés de ce commerce particulier. Pas les bureaux de tabac, déjà très nombreux dans cette commune de 38.000 habitants du Bade-Wurtemberg. Tant mieux à en croire Shaïma, gérante de l’un d’entre eux. « Moi, je suis contre cette législation. Je ne veux pas de ces clients-là chez moi, ça me fait peur », explique-t-elle entre deux acheteurs français, qui se pressent encore outre-Rhin afin de profiter des tarifs avantageux du tabac. Comme ceux des produits d’hygiène, de beauté, de certains produits alimentaires, voire pour jouer aux casinos.
Le maire de Kehl inquiet
Justement, est-ce que la vente du fameux chanvre pourrait créer un afflux supplémentaire ? Le maire de Kehl, Wolfram Britz, a déjà exprimé des craintes à ce sujet. Cela l’avait poussé, fin 2022, à envoyer une lettre au ministre de la Santé allemand. Elle était alors cosignée avec l’édile de Strasbourg, Jeanne Barseghian, afin d’avoir des précisions sur cette légalisation programmée.
« On n’a pas eu de réponse », indique Alexandre Feltz. L’adjoint à la santé publique et environnementale au sein de la capitale alsacienne ne s’inquiète pas forcément de la future situation et espère surtout que les deux pays s’accorderont. « La France a une des législations les plus répressives en Europe sur le cannabis que je ne soutiens pas. De nombreuses études prouvent qu’organiser la consommation permet plus de moyens pour la prévention et les soins. Avec l’exemple allemand, peut-être que la France va enfin se pencher sur cette question. Ce n’est pas à Strasbourg d’assumer cette politique archaïque. »
Il n’empêche, la nouvelle d’une consommation libre, certes pas à proximité directe des écoles, aires de jeux etc., pourraient tenter certains de franchir un pont… « Carrément, c’est une dinguerie ! », lance Nathan, entourés de ses amis alsaciens avec lesquels il est venu se ravitailler en tabac. « Ceux qui aiment fumer n’auront plus besoin de se cacher. En plus, ça réduira le trafic et peut-être que ça fera baisser les prix. Ce sera comme en Espagne ou aux Pays-Bas. »
« Ce sera bien pour ceux qui en consomment. C’est sûr que les Strasbourgeois vont tous venir ici pour être tranquille », la rejoint Alex, croisée devant le même magasin. Maxime, qui se présente comme « non-fumeur d’herbe », y voit déjà une répercussion néfaste pour ses traversées consacrées aux achats de tabac. Souvent bien au-dessus de la cartouche par personne tolérée. « Ça pourrait faire chier pour les contrôles à la frontière… »
« Ça ne changera rien »
« Ils viennent déjà pour les clopes et les courses, ça ne changera rien si c’est aussi pour le cannabis », relativisent d’une même voix Clara et Yannick, serveurs dans un bar terrasse du centre-ville. Un peu éloignés d’autres endroits, plus à l’abri des regards, où des produits non légaux seraient déjà fumés à en croire certains. « Franchement, on ne verra pas trop de différence après la légalisation. Kehl est déjà comme ça depuis des années », regrette une quinquagénaire.
« De toute façon, les gens qui veulent consommer du cannabis le font déjà », relativise Pauline. « Alors que ce soit en Allemagne ou en France, moi je suis favorable à la légalisation, ça éviterait pas mal de problèmes. » Sauf peut-être à la frontière entre deux pays avec des politiques si diamétralement opposées…