EN PISTE ! (3/5)Au milieu des clowns, la revanche (amère) des femmes

Sur scène mais toujours pas reconnues… La revanche (amère) des clowns femmes

EN PISTE ! (3/5)Résumé à un rôle purement masculin, le clown a évolué avec son temps. Une victoire au goût parfois amer pour les femmes, au vu des clichés encore véhiculés
Jean-Loup Delmas

Jean-Loup Delmas

L'essentiel

  • C’est l’été, le cirque est en ville. L’occasion d’aller voir les clowns gaffer sur la piste. Mais qui se cache réllement derrière le nez rouge et le maquillage ? 20 Minutes est allé sous le chapiteau pour en savoir plus.
  • Le clown blanc, l’Auguste, le Joker, tueur, rêveur ou gaffeur, il existe tous types de clowns… sauf un, ou plutôt une. La femme clown, absente de la pop culture et de la mémoire collective. C'est à elle qu'on s'intéresse dans ce troisième épisode de notre série « En piste ! ».
  • Malgré de multiples embûches, les femmes s’imposent aujourd'hui parmi les clowns. Car même si elles arrivent en nombre, ce monde ressemble souvent plus à la foire aux stéréotypes qu’au chapiteau magique.

Univers du cirque oblige, petit tour de magie. De mentalisme, plus précisément. Vous allez penser très fort à un personnage de clown. Imaginez-le bien dans votre tête, voilà... Le nez rouge, les gros souliers, les cheveux colorés… C’est bon ? Top ! On parie que c’était un homme. Si l'on est certain d’avoir vu juste à 99 %, ce n’est pas que nous sommes les nouveaux Fabien Olicard, mais simplement que dans la culture populaire, la femme clown n’existe pas.

Pourtant, le personnage a depuis longtemps quitté le monde du cirque dans l’imaginaire collectif - le Joker dans Batman, Ca dans l’œuvre éponyme, Baggy dans le manga One Piece… A croire que le clown peut absolument tout faire, sauf posséder deux chromosomes X.

Sois belle, douce, attentionnée, mais ne sois pas drôle

Marie-Garcia Carmen, sociologue à l’université de Lyon et autrice de Artistes de cirque contemporain. Représentations sociales et pratiques (La Dispute, 2011), y voit l’œuvre d’un sexisme ancestral : « Historiquement, les femmes ont été exclues des pratiques humoristiques ». Les clowneries - tarte à la crème en pleine figure, chute sur une peau de banane et tuyau d’arrosage un peu trop éclaboussant - seraient notamment très mal vues, puisqu’elles constituent à « s’enlaidir ou se ridiculiser, ce qui reste moins fréquemment désirable chez les femmes que chez les hommes compte tenu des attendus esthétiques pour les premières. » Quelques exemples de costume de « clown femme » qu’on trouve dès la première page de recherche Google...

Diverses costumes de clown accessibles sur la première page de recherche google
Diverses costumes de clown accessibles sur la première page de recherche google - Capture d'écran et Paint

Un constat que partage Zed Cézard, à la triple expertise. Artiste de cirque non-binaire, docteur en science de l’art et auteur de Les clownes sont-elles politiquement incorrectes ? Réflexions queer sur les pratiques clownesques des femmes (Somme Toute, 2022) et Les « Nouveaux » clowns : approche sociologique de l’identité, de la profession et de l’art du clown aujourd’hui (L’Harmattan, 2014), histoire d’être sûr de maîtriser son sujet. Pour ce spécialiste, l’œuvre des clowns consiste à jouer « aussi bien avec leurs défauts, leurs hontes, leurs échecs qu’avec leurs réussites, leurs bonheurs, exposant au complet leurs vulnérabilités, leurs authenticités et leurs émotions ». Se montrer à cœur ouvert et friable en somme, à l’opposé des stéréotypes féminins, « où la femme doit bien se présenter et bien se comporter ». Idem pour la répartition des rôles sociaux : à l’homme d’être « drôle, actif et producteur ».

La revanche des femmes ?

Voilà pour l'inconscient collectif. Mais quid de la réalité ? Historiquement, difficile de savoir combien de femmes ont exercé dans le milieu, tant le sujet fut longtemps tabou et les cas invisibilisées - quand les femmes n’étaient pas obligées de se travestir. Mais pour ce qui est du présent, et malgré des clichés toujours bien ancrés - « les femmes ont investi ce terrain et sont désormais plus nombreuses que les hommes à pratiquer l’art clownesque », s’enthousiasme Zed Cézard.

C’est notamment le cas de Meriem Menant, plus connue sous son nom de scène « Emma la clown »; qui arpente les planches depuis trente-deux ans. Histoire classique d’une révélation à 13 ans lors d’un cours de théâtre au collège : « J’ai fait rire et j’ai eu le déclic : si c’est ça être vivant, je veux bien vivre longtemps ». Evidemment, elle reconnaît « une double difficulté » à être femme et clown, deux positions précaires. Un chemin de croix, mais aussi « un chemin de vie. Aurais-je été plus loin et plus connue si j’étais un homme ? Oui, probablement. Si j’avais été seulement femme humoriste sans me grimer en clown ? Sûrement aussi. »

Meriem Menant, artiste connue sous le nom d'Emma la Clown
Meriem Menant, artiste connue sous le nom d'Emma la Clown - Wahid

Mais pour l’artiste, l’essentiel est ailleurs. « Les femmes se font de plus en plus de place dans l’humour, comme partout dans la société », sourit-elle derrière le maquillage. « Faire rire, c’est avoir le pouvoir sur l’autre. C’est aussi prendre la parole. Deux revendications des femmes depuis longtemps. »

La victoire du nombre mais pas des stéréotypes

Mais attention à ce que cette victoire ne soit pas une énième tarte à la crème. Marie-Garcia Carmen : « Les femmes sont bien moins nombreuses que les hommes à en faire leur métier et à en vivre, beaucoup sont amatrices. » Zed Cézard constate encore des rôles très genrés, avec les femmes clowns se retrouvant massivement dans les stages, les formations et les hôpitaux. Soit « des formes moins visibles, avec moins de rétributions financière et sociale, et cadrant avec les idées reçues sur le rôle ou les préférences que doivent avoir les femmes », forcément dévouées et tournées vers l’autre.

Blandine, professeure de 34 ans, officie comme clown à l’hôpital et ne peut que constater le plafond de verre au sommet du chapiteau. Les CV qu'elles envoient pour diversifier - et enfin professionnaliser - son activité restent lettre morte, les portes des cirques semblent systématiquement fermées et les rêves de vivre de sa passion s’éloignent jour après jour, déception après déception. « C’est un milieu difficile, encore plus pour nous », cingle-t-elle dans une colère plus rouge que son nez. « On ne m’accepte que quand c’est gratuit et qu’il s’agit d’enfants malades, comme si mon rôle de femme me résumait à ''soigner'' avec le rire plutôt que juste faire rire. On veut bien d’une femme drôle, mais uniquement si c’est utile, gratuit - et pour les enfants de préférence, instinct maternel, tout ça, tout ça… »

Reconquérir l’imaginaire

Blandine espère toujours voir apparaître « la Hélène Darroze du clown » - cheffe étoilée ultra-médiatique : « Elle a prouvé qu’on pouvait être femme et officier en cuisine. Ca ne règle pas tout, mais bon… Nous, on n’a pas de superstar pour nous incarner, et les patrons se disent que s’il n’y a jamais eu de femmes clowns célèbres, c’est qu’elles ne doivent pas être bonnes dans ce rôle, alors on ne nous laisse pas notre chance. » Un serpent qui se mord la queue pour Zed Cézard : « Puisque les femmes clowns ne sont pas vues, elles ne sont pas reconnues. Alors elles ne sont pas soutenues, donc elles n’améliorent pas leur pratique ni l’accès à des lieux clés. Donc elles ne sont pas reconnues, donc pas vues... ».

Femme et clown, un difficile travail d'équilibriste
Femme et clown, un difficile travail d'équilibriste - Canva

Reste que pour l’artiste queer, « les femmes prennent de plus en plus de place. Leur place ». Même embellie du côté de Marie-Garcia Carmen, qui voit « une évolution et de plus en plus de femmes clown contemporain ».

Il n’empêche, à notre question, vous avez (sûrement) pensé à un homme. Et c’est encore tout le problème du milieu, conclut Blandine : « C’est bien beau d’être présente dans le réel, mais l’imaginaire, ça reste ultra-important et décisif. Encore plus dans le milieu culturel et celui du cirque. Si on ne fait pas rêver, à quoi on sert ? »