Inégalités : Pourquoi la démocratisation de l’enseignement supérieur est-elle en panne ?
EDUCATION•Les enfants d’ouvriers représentent 10 % des étudiants à l’université et 7 % des élèves des classes préparatoires aux grandes écolesDelphine Bancaud
L'essentiel
- Selon le rapport de l’Observatoire des inégalités paru ce jeudi, les écarts entre milieux sociaux s’accroissent au fil de la scolarité. C’est au collège que s’effectue progressivement le tri qui va séparer les élèves en plusieurs groupes.
- La part des enfants des catégories populaires accédant à l’enseignement supérieur est en stagnation. À l’université, les enfants de cadres sont trois fois plus nombreux que les enfants d’ouvriers.
- Seuls les BTS reçoivent les louanges de l’Observatoire des inégalités en matière d’ouverture sociale, car ils accueillent 23 % d’enfants d’ouvriers.
La bonne nouvelle : le niveau d’éducation s’est élevé en France au fil des décennies. La mauvaise : pas pour tout le monde. Car selon le rapport de l’Observatoire des inégalités paru ce jeudi, les inégalités d’accès aux études supérieures ont augmenté ces dernières années. « Le système éducatif n’a rien cédé de son élitisme social », résume Louis Maurin, directeur de l’Observatoire. Entre les générations nées au début des années 1980 et celles nées au début des années 1990, le taux d’accès à l’enseignement supérieur a quasiment stagné pour les catégories populaires (il est passé de 39,5 % à 41,1 %), alors qu’il a encore augmenté de sept points pour les classes favorisées (de 65,5 % à 72,6 %), souligne le rapport.
Conséquence : les enfants d’ouvriers représentent 10 % des étudiants à l’université, 7 % des élèves des classes préparatoires aux grandes écoles et 2 % des élèves des écoles normales supérieures. À l’inverse, la part des enfants de cadres supérieurs augmente : 33 % des étudiants à l’université, 53 % en classes préparatoires et 63 % dans les écoles normales supérieures. Au final, sur dix ans, si la proportion des jeunes diplômés d’un bac + 5 a progressé au niveau national, les écarts entre milieux sociaux ont augmenté. En 2018-2020, 40 % des enfants de cadres et de professions intermédiaires âgés de 25 à 29 ans ont obtenu un master, un doctorat ou un diplôme d’une grande école, contre 13 % des enfants d’employés et d’ouvriers. En 2008-2010, ces proportions étaient respectivement de 22 % et 6 %.
Le collège, sas de sélection
Cette panne de la démocratisation de l’enseignement supérieur trouve ses origines dans l’histoire scolaire des élèves. Car comme le rapport le montre, c’est en fin de 3e que les parcours divergent. Les enfants d’ouvriers représentent un tiers des élèves de CAP ou de baccalauréat professionnel, mais composent seulement 19 % des classes du lycée général ou technologique. Les enfants de cadres, en revanche, sont très rares en CAP (4,5 %) et en bac pro (8 %). Mais avec 30 % de l’effectif, ils sont surreprésentés sur les bancs du lycée général ou technologique.
« La 3e, c’est un moment clé pour l’orientation. C’est la période où se cristallisent les difficultés scolaires rencontrées par certains élèves. Et ceux qui sont issus de milieux défavorisés ont déjà intériorisé le fait que certaines filières n’étaient pas faites pour eux. Il y a une forme de déterminisme social et le phénomène d’autocensure se constate déjà », analyse Louis Maurin. Ce dont atteste une étude du ministère de l’Education de 2020, qui montre que seulement 59 % des enfants d’ouvriers ayant une note au brevet entre 10 et 12/20 demandent une orientation en lycée général, contre 91 % des enfants de cadres avec la même note. Le sociologue Jules Donzelot, chercheur en éducation associé au Centre Émile Durkheim (Ehess), va plus loin. Il y voit « l’échec de l’école secondaire à faire réussir scolairement les élèves socialement défavorisés ». Selon lui, c’est en fin de collège que « les élèves socialement défavorisés se trouvent plus souvent que les autres en échec face aux exigences académiques des niveaux 4e et 3e, en partie par l’effet d’un manque de capital culturel à la maison. »
Les biais sociaux de Parcoursup
Par ailleurs, pour les enfants des classes populaires qui vont en filière générale, le coût des études supérieures peut constituer un frein lors de leur choix : « Si l’on habite en province, aller loin pour faire ses études est parfois impossible, d’autant que le prix du logement est devenu inaccessible pour beaucoup », poursuit Louis Maurin.
Par ailleurs, Parcoursup contient quelques biais sociaux, relevés par Jules Donzelot. Tout d’abord, force est de constater que pour remplir son dossier de candidature, les parents représentent souvent des coachs précieux. « Or, il existe de très fortes inégalités dans la capacité des familles à accomplir un tel accompagnement, en fonction de l’origine sociale notamment. Il faudrait donc internaliser la préparation à Parcoursup, avec des horaires dédiés dans les emplois du temps, et des enseignants mobilisés pour aider au mieux chaque élève en fonction de ses besoins », souligne-t-il. Selon lui, il faudrait aussi « anonymiser le lycée d’origine, afin d’éviter que certains lycées soient avantagés par rapport à d’autres en raison de leur réputation ou de leur situation géographique ».
L’ouverture sociale des grandes écoles reste très limitée
Autre constat de l’Observatoire des inégalités : les filières les plus sélectives (écoles d’ingénieurs ou de commerce, médecine…) qui mènent aux positions sociales les plus favorisées demeurent fermées aux enfants d’ouvriers et d’employés. De nombreuses grandes écoles ont pourtant mis en place des dispositifs d’ouverture sociale au début des années 2000, qui consistent généralement à offrir un accompagnement aux élèves issus de milieux défavorisés afin qu’ils acquièrent le capital scolaire et culturel qui leur fait défaut. « Mais ils servent surtout à appuyer la communication des établissements élitistes », estime Louis Maurin.
Pour Jules Donzelot aussi, cette démarche a des effets limités. Pour être plus efficaces sur le sujet, les grandes écoles devraient selon lui « modifier le contenu des voies d’excellence pour les rendre plus compatibles avec la culture et le profil de ces jeunes. Comme on dit en Angleterre, "More means different". Pour accueillir plus de jeunes défavorisés, il faut modifier la structure interne, au lieu d’aménager l’entrée. Il faudrait "désélitiser" les voies d’excellence : extraire tout ce qui relève de la culture arbitraire de l’entre-soi des familles favorisées, et mettre l’accent uniquement sur les savoirs et les compétences. »
Les BTS, formations qui ont réussi la mixité sociale
Au final, seule une filière du supérieur reçoit les louanges de l’Observatoire des inégalités en matière d’ouverture sociale : les BTS, qui accueillent 23 % d’enfants d’ouvriers. « Le fait que ces cursus fassent la part belle à la pratique et que les métiers auxquels ils conduisent soient identifiables est un facteur d’attraction pour eux », note Louis Maurin. La mise en place de quotas de bacheliers technologiques et bacheliers professionnels à l’entrée des BTS et DUT a aussi eu des effets positifs sur la mixité sociale. Un exemple à suivre ?