« Ici on se tutoie »… Pourquoi les patrons ne jurent plus que par le tu ?

« Ah non, ici, on se tutoie »… Mais pourquoi les managers ne jurent plus que par le tu ?

Euh vous… Euh Tu ?Comme Jean Castex, les patrons qui ne s’y étaient pas déjà mis demandent qu’on les tutoie. Une pratique qui s’inscrit dans les mutations de la culture d’entreprise
Nathan Tacchi

Nathan Tacchi

L'essentiel

  • En novembre dernier, à son arrivée à la tête de la RATP, l’ancien Premier ministre Jean Castex a rompu avec un vieil usage en demandant aux agents de la régie des transports franciliens de le tutoyer.
  • L’existence du tutoiement entre un salarié et ses supérieurs a émergé dans les années 1980 mais quarante ans plus tard, ce n’est pas une évidence pour tous. Alors, en 2023, certains patrons entament leur transition, demandant à leurs équipes d’oublier l’obsolète « vous ».
  • Ce tutoiement doit répondre à une volonté des salariés de proximité et de reconnaissance de leur travail. De leur côté, les managers voient grâce à ce « tu » un meilleur moyen de créer une cohésion d’équipe.

A l’image de Jean Castex qui, depuis son arrivée à la tête de la RATP, « te tutoie, te tape dans le dos, te tire par le bras », comme le racontait à l’AFP Jean-Christophe Delprat, secrétaire fédéral de la fédération des transports de FO, de plus en plus de patrons bannissent le « vous » et ne jure que par le « tu ». « Avec mes collaborateurs, on se tutoie. C'est plus simple », raconte à 20 Minutes Frédéric Lescure, PDG de Socomore, une entreprise de produits chimiques principalement destinés à l'aéronautique.

Mais d’où vient ce changement de mœurs ? Pour mieux comprendre, il faut remonter aux revendications des mouvements sociaux de mai 68. « Avec la mutation du monde du travail, qui compte plus de travailleurs qualifiés grâce à une démocratisation de l’enseignement supérieur, nous avons vu émerger une volonté commune de reconnaissance, d’autonomie et d’authenticité professionnelle », explique à 20 Minutes, Emmanuelle Savignac, anthropologue et maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord.

Proximité et égalité

Alors le patronat s’est penché sur de potentielles réponses à ces demandes : un allégement de la tenue vestimentaire, qui a permis de voir disparaître progressivement dans nombre de secteurs le port du costume et de la cravate pour les hommes ; l’usage des prénoms et non plus du « monsieur » ou du « madame »… C’est ainsi que le tutoiement est apparu dans les années 1980 comme une solution adéquate à ces revendications. Tout cela sans oublier l'anglophonisation des rapports en entreprise « avec un ''vous'' neutre », comme l'explique Frédéric Lescure, qui a commencé sa carrière aux Etats-Unis.

« Le tutoiement permet de valoriser l’appartenance du salarié à une profession, à un groupe. Dans le management, le ''tu'' peut également signifier une proximité », explique Emmanuelle Savignac. « De facto, je me suis rapproché de mes collaborateurs, même si ce n'était pas l'effet recherché à l'origine », confirme Frédéric Lescure.

Supprimer le vouvoiement peut également permettre à chacun et chacune de se placer sur un pied d’égalité. En effet, comme l’explique à 20 Minutes Carole Méziat, fondatrice du site de coaching professionnel On n’est pas des robots, les relations professionnelles prennent en compte deux paramètres : l’un fonctionnel, « qui contient un lien hiérarchique, décisionnel et d’évaluation », et l’autre « humain ». Or, « ce dernier est horizontal. Même si le PDG est hiérarchiquement supérieur, il n’en est pas pour autant humainement supérieur », détaille la coach en bien-être au travail, bien habituée à tutoyer ses supérieurs. Et c’est cette volonté d’horizontalité et non plus de verticalité des salariés qui favorise l’instauration du tutoiement. D’autant plus que cette tombée des barrières hiérarchiques peut également favoriser la création d’un meilleur esprit d’équipe et in fine améliorer les résultats du salarié, comme on peut le lire sur le site de conseil en management et en ressources humaines Eurecia.

Un usage inégal en fonction des secteurs

Et ce « tu » n’est pas anodin. Avec le tutoiement, « les revendications salariales deviennent individuelles », explique Emmanuelle Savignac. De fait, en créant du lien avec son subordonné, un manager qui accompagne et reconnaît, va plus facilement absorber la critique. « Le patronat y voit un intérêt », souligne l’anthropologue. Mais pas pour Frédéric Lescure. « Derrière mon tutoiement, il n'y a pas de stratégie, déclare le patron, c'est juste plus naturel. »

Mais encore en 2023, le tutoiement a du mal à s’imposer dans toutes les franges de la société. En effet, « les personnels d’encadrement pratiquent plus volontiers le tutoiement que les autres catégories : dans le secteur privé, 76 % des cadres tutoient leur supérieur hiérarchique direct contre 68 % des professions intermédiaires et 55 % des employés », comme on peut le lire dans une étude publiée dans la revue Sociologie du travail en 2019.

Et ce, en raison à nouveau de cette volonté des cadres d’avoir ce sentiment d’appartenance à un groupe restreint. Et avec l’essor des réseaux d’anciens élèves d’école, ce sentiment n’en est que renforcé. A l’inverse, « pour ceux dont les encadrants sont généralement membres d’un autre collège professionnel (professions intermédiaires et employés), le tutoiement semble moins facile », peut-on lire dans l’étude faite par le sociologue Alex Albe.



L’importance de la transparence et la clarté

Cependant, selon Emmanuelle Savignac, « le ''tu'' ne révolutionne pas » les relations entre un travailleur et son chef. « Finalement, ce qui importe, au-delà du ''vous'' ou du ''tu'', c’est la transparence et la clarté de son propos. Ce n’est pas parce que l’on se tutoie que l’on est ami », soutient Carole Méziat. La confiance et le respect ne s’acquièrent pas par un simple changement de pronom. Pour exemple, Jean-Christophe Delprat soulignait qu’il n’était pas « dupe » de l’usage du tutoiement par Jean Castex. « C’est un politique », glissait le syndicaliste à l’AFP en janvier.

Si le « tu » a pour volonté de mettre à égalité les hommes et femmes d’une entreprise, « ça ne dit rien des relations de pouvoir », souligne l’anthropologue de l’Université Sorbonne Paris Nord. « On peut avoir des rapports de dominations très durs et se tutoyer », explique-t-elle.

En réalité, « le “tu” et le “vous”, c’est un élément de langage », conclut Carole Méziat, avant d’ajouter que « c’est le même sujet que pour les baby-foots. Oui, en avoir, c’est bien, mais là n’est pas le sujet. La vraie question en tant que manager est : comment je crée les conditions pour faire en sorte que mes équipes vivent et fassent bien leur travail ? »