Fréjus : « Injuste », « normal » ou « raciste », les habitants du quartier « puni » de subventions sont partagés
REPORTAGE•Le président de l’agglomération et le maire de Fréjus ont annoncé suspendre les subventions à des associations du quartier de la Gabelle après des « débordements » consécutivement à la qualification en quarts de finale de Coupe du monde du Maroc
Alexandre Vella
L'essentiel
- Frédéric Masquelier (LR), maire de Saint-Raphaël et président de l’agglomération, et David Rachline (RN), maire de Fréjus, ont annoncé suspendre les subventions à des associations du quartier de La Gabelle à Fréjus.
- Cette annonce est intervenue après des « débordements » à l’issue de la qualification du Maroc en quarts de finale de Coupe de monde, mardi dernier.
- Nous sommes allés à la rencontre des habitants.
«Fréstup », a corrigé au marqueur épais, en bravade et dans un jeu de mots, un individu sur le panneau d’entrée est de la ville de Fréjus (Var), à la « frontière » avec Saint-Raphaël. De l’autre côté de celui-ci commence le quartier de La Gabelle, ensemble de copropriétés privées et de HLM nommé d’après cet impôt sur le sel que les seigneurs prélevaient aux paysans, et où vivent 4.000 habitants.
Un quartier populaire, défavorisé pourrait-on écrire, comme la France en connaît des centaines, en périphérie des communes de tailles moyennes. Un quartier aujourd’hui sous la lumière après que Frédéric Masquelier (LR), maire de Saint-Raphaël et président de l’agglomération, et David Rachline (RN), maire de Fréjus, ont annoncé suspendre les subventions à des associations du quartier.
Une forme de représailles aux « débordements » survenus mardi dernier à l’issue de la qualification du Maroc en quarts de finale de la Coupe du monde. Ces sanctions, « provisoires », a insisté David Rachline, frappent l’association de soutien Epafa, qui dispense notamment des cours de français et qui est financée à hauteur de 69.000 euros. Sa responsable restait injoignable ces deux derniers jours. Un projet de micro-crèche qui devait se monter dans le quartier est également, pour l’heure, abandonné. La délibération qui prévoyait l’octroi d’une subvention de 20.000 euros a été retirée de l’ordre du jour du conseil d’agglomération tenu ce vendredi matin. Seuls quatre élus, sur la trentaine siégeant à l’instance communautaire, se sont opposés à ce retrait.
Au même moment, à la mosquée du quartier, installée dans d’anciens garages et intégralement financée par les habitants de La Gabelle, l’imam tenait un prêche condamnant ces débordements et invitant au calme. « Un message qu’il avait déjà envoyé vendredi », rappelle un habitant encore en habit de prière et en train de taper la discussion avec un ami qui bricole sa voiture sur le parking situé au pied de sa barre d’habitations haute de quatre étages.
Il reste toutefois critique vis-à-vis des annonces faites par les élus. « Ce sont eux qui veulent se faire mousser. Je suis né ici et j’apprends au passage qu’il devait y avoir une micro-crèche et qu’une association donne des cours de langue, s’étonne le quadragénaire. Mais regarde : il n’y a rien ici. Pas de parc pour enfants, rien. Ils ont mis un coup de peinture, fait un terrain de foot, refait le goudron et disent ''on a assez investi''. Ce sont les grosses entreprises qui ont pris les sous », accuse-t-il. Frédéric Masquelier a rappelé que la collectivité avait investi dans ce quartier près de 30 millions d’euros ces quinze dernières années. « J’avais prévenu pourtant que la condition pour poursuivre soit que le quartier soit pacifié, a expliqué l’élu à la sortie du conseil communautaire. Ce que nous faisons est la conséquence de ce que nous avions dit. »
« Ils veulent nous faire passer pour un ghetto »
« C’est raciste », estime, pour sa part Aniss, 30 ans, attablé au café associatif l’Oasis, dernier lieu de sociabilité du quartier. Sur le terre-plein central y faisant face, une colonne de béton brut haute de huit mètres et au sommet duquel trône une caméra de vidéo-surveillance. Une installation rapidement surnommée le « mirador » par les jeunes d’ici. « Ils veulent nous faire passer pour un ghetto, on les connaît les politiques. Ils cherchent des prétextes pour enlever les subventions et manipulent l’opinion publique. » Selon le récit d’habitants du quartier et d’habitués du café, le scénario des « débordements » de mardi est le fruit « d’une trentaine de petits merdeux, pour moitié originaires de quartiers voisins », et de « provocations policières ». « On est sortis célébrer la qualification sur le rond-point, ça a tiré quelques feux d’artifice et les policiers nous ont alors rabattus avec des gaz lacrymogènes vers le quartier. »
S’en est suivi « un peu de caillassages », sans blessé ni interpellation, a précisé à l’AFP une source policière. Une scène qui a duré une vingtaine de minutes et que vivent de temps à autre les forces de l’ordre lorsqu’elles interviennent dans ce quartier. « Ils pensent qu’en enlevant les subventions, ça va calmer les gens, mais ça ne fait qu’allumer la mèche », avance pour sa part celui qu’Aniss surnomme Ayw. A 32 ans, il fait partie de la dernière génération de jeunes qui ont connu un centre social actif. « Il y avait des sorties au ski d’organisées, des tournois de foot, on est même allés en Allemagne grâce à lui. » Le centre social a fermé en 2018, remplacé par une minuscule baraque de chantier. Le bâtiment d’origine, vaste d’une centaine de mètres carrés au sol, a été abandonné puis incendié.
« On pouvait s’y réunir le soir, jouer à la console ou quoi en étant au chaud », se souvient-il. « Ça nous a sauvés. La vérité, c’est qu’il n’y a plus rien pour les plus jeunes. Alors les minots zonent dehors, font des feux pour se réchauffer et la police intervient » selon un scénario écrit d’avance. La bande de trentenaires autour desquelles s’agite la discussion au café explique pourtant bien essayer de leur parler. « Mais qu’est-ce que tu veux, on n’est pas leurs parents non plus et ce n’est pas avec un vieux chantage qu’on va trouver des solutions », résume l’un d’eux. Ils ne manquent cependant pas d’idées sur les infrastructures que pourrait héberger l’ancien centre social s’il était réhabilité : une salle de boxe, un gymnase, un centre aéré, des éducateurs, de l’aide au devoir. « En tout cas, ce n’est pas en mettant plus de flics que cela va changer les choses », conclut Aniss.
Un avis que ne partage pas entièrement Azaoum, 70 ans, dont 55 ans à la Gabelle, Lui trouve « normale » la suspension des subventions. Et d’ajouter, tout en remplissant un sac de clémentines chez le primeur du quartier : « Le maire a raison. Une poubelle qui brûle c’est 400 euros. La dernière fois, je voyais un minot de douze ans s’énerver contre un poteau d’éclairage. Je l’ai secoué. Il m’a dit : ''Pardon tonton'', mais ils n’ont rien dans la tête. »
« Une saine pression collective et éducative »
Un peu plus haut, assis sur un banc, Albert, venu de Saint-Raphaël, et Alexandre, habitant de la Gabelle, confessent attendre qu’on les remarque et espèrent pouvoir acheter un bout de shit. Tous d’eux jugent néanmoins « injuste » cette « punition collective ». Une mesure qu’assume pleinement Frédéric Masquelier, le président de l’agglomération à l’origine de cette décision. Il espère en obtenir « une saine pression collective et éducative ». Avec David Rachline, ils poursuivent également un autre objectif : « Lancer un signal d’alerte à l’Etat dont les services ont déserté le quartier (le bureau de poste et la CAF ont également fermé), et ne pas nous laisser seuls face à cette délinquance », a poursuivi le maire de Fréjus. Un coup qui semble réussi, du moins par l’attention médiatique suscitée.
La micro-crèche attendue ne verra certainement pas le jour à la rentrée 2023, comme présenté dans la délibération finalement retirée. Et le match qui oppose ce samedi le Maroc au Portugal en quarts de finale de Coupe du monde revêt ici un double enjeu : il faudra que la fête soit belle, sur et en dehors du terrain.