SECURITEPourquoi le projet de généraliser l’amende forfaitaire inquiète autant

Loi sécurité : C’est quoi le problème avec le projet de généralisation de l’amende forfaitaire délictuelle ?

SECURITELe gouvernement souhaite permettre aux policiers et gendarmes de sanctionner, avec une amende inscrite sur le casier judiciaire, près de 3.400 délits, en se passant des magistrats
Thibaut Chevillard

Thibaut Chevillard

L'essentiel

  • Le Sénat a entamé mardi l’examen en première lecture du projet de loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur (Lopmi).
  • Les sénateurs de la commission des lois ont mis un bémol à la généralisation, souhaitée par le gouvernement, de l’amende forfaitaire délictuelle (AFD) à l’ensemble des délits passibles de moins d’un an de prison.
  • Cette volonté du gouvernement d’étendre l’AFD à de nombreux délits est critiquée par le Syndicat de la magistrature, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, et même le Conseil d’Etat.

C’était une promesse du candidat Emmanuel Macron. A Nice, en janvier 2022, le président, alors en campagne, promettait une loi afin de généraliser l’amende forfaitaire délictuelle « pour tous les délits prévoyant une peine d’emprisonnement inférieure à un an ». Délivrée par les forces de l’ordre, elle permet, selon lui, « d’avoir une réponse immédiate », « efficace et effective », et aurait même « démontré son efficacité sur les sujets de drogue ». « Ce n’est pas une amende lambda », assurait le chef de l’Etat, précisant qu’elle est « inscrite au casier judiciaire ».

Neuf mois plus tard, le gouvernement a donc glissé cette mesure dans l’article 14 de la Lopmi (loi d’orientation et de programmation du ministère de l’Intérieur), dont l’examen en séance publique a commencé cette semaine à la chambre haute.

Près de 3.400 délits concernés

Mais les sénateurs de la commission des lois se sont montrés circonspects sur l’intérêt d’une telle mesure. « Actuellement, la procédure de l’amende forfaitaire délictuelle concerne une dizaine d’infractions, par exemple l’usage de stupéfiants, la vente d’alcool à des mineurs, la vente à la sauvette, ou encore l’occupation des halls d’immeuble », rappellent-ils dans leur rapport.

Si le texte du gouvernement devait être adopté en l’état, cette procédure – qui ne concerne ni les mineurs, ni les récidivistes – serait étendue à près de 3.400 délits. Ce qui serait « peu raisonnable », estiment les parlementaires. Ils ont ainsi préféré « étendre le champ de l’amende forfaitaire délictuelle à un petit nombre d’infractions » : détention de chien d’attaque, dégradation, filouterie de carburant… Un point sur lequel le ministre de l’Intérieur a indiqué se ranger. Mais sénateurs et députés pourraient encore allonger cette liste de délits visés…

« Risque d’arbitraire »

L’idée d’une généralisation de l’AFD a été critiquée jusqu’au Conseil d’État qui, dans son avis rendu en mars dernier, jugeait sévèrement l’article en question. Les sages du Palais-Royal affirment que le texte « méconnaît le principe d’égalité devant la justice et est entaché d’incompétence négative ». Ils relevaient notamment que « le choix de recourir ou non à l’amende forfaitaire reposera sur l’appréciation des agents verbalisateurs », policiers ou gendarmes. Conséquence : « Il en résultera inévitablement, en l’absence d’un encadrement, un risque d’arbitraire et des disparités de traitement contraires au principe d’égalité devant la justice ».

Une analyse partagée par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui note, dans un avis rendu début octobre, que cette généralisation « fragiliserait les garanties fondamentales des justiciables et la cohésion sociale, sans améliorer la réponse pénale ». L’autorité administrative indépendante souligne le risque, pour les justiciables, de se voir priver de « garanties fondamentales : le respect du contradictoire, l’individualisation de la peine pour tenir compte de la personnalité de l’auteur de l’infraction, de sa situation sociale et économique, le recours à des mesures alternatives par le procureur de la République ».

« Plutôt que de recruter des juges, des magistrats, et de renforcer les moyens de la Justice, on va conférer le pouvoir de sanctionner de petits délits à la police. C’est plus économique, plus rapide, et après, on peut se prévaloir de bons chiffres. C’est une politique qui s’économise de toute réflexion sur le sens de la répression, le sens de la police, le sens de la peine », estime Thomas Dumortier, conseiller juridique à la CNCDH.

« Une partie du champ de la réponse pénale échappe à la justice »

Ce projet de loi consistant à étendre l’AFD à d’autres délits est « extrêmement inquiétant », ajoute Thibaut Spriet, secrétaire national du Syndicat de la magistrature. « C’est un dispositif qui, par définition, fait reculer l’autorité judiciaire, enlève son rôle à la Justice et renforce énormément celui du ministère de l’Intérieur », ajoute le magistrat. Une manière, pour les policiers qui se plaignent régulièrement que les délinquants ne soient pas assez punis, « de récupérer le contrôle ».

« On veut réprimer avec l’AFD des choses qui, jusqu’alors, faisaient l’objet d’un classement sans suite ou d’un rappel à la loi. Des choses qui n’étaient pas réprimées parce que la Justice estimait qu’elles ne devaient pas l’être ou qu’elles n’étaient pas suffisamment graves pour entraîner une sanction, poursuit Thibaut Spriet. Avec cette mesure, une partie importante du champ de la réponse pénale échappe à la Justice. »