REPORTAGECargèse, village « meurtri », la mémoire suspendue à la « colère »

Mort d’Yvan Colonna : A Cargèse, village « meurtri », une mémoire suspendue à la « colère »

REPORTAGESix mois après la mort d’Yvan Colonna, la colère est encore profonde et les cicatrices nombreuses à Cargèse, village qui a vu trois de ses enfants violemment décédés ces trois dernières années
Alexandre Vella

Alexandre Vella

L'essentiel

  • A Cargèse, village Corse dont est originaire Yvan Colonna, son souvenir est encore vivace sur les murs et dans le cœur des habitants.
  • Alors que des discussions sur l’autonomie de la Corse ont repris depuis la mort du militant indépendantiste agressé dans sa prison d’Arles, se pose la question de sa mémoire et de son héritage politique.
  • Dans ce village qui a vu la mort violente de trois de ses enfants en trois ans, proches, amis et habitants racontent les nombreuses cicatrices de celui-ci.

De notre envoyé spécial à Cargèse, Corse

« Cargèse, c’est un village meurtri avec beaucoup de cicatrices, de peines, de tristesse », introduit Philippe. Le regard plongé dans la mer qui fait face à sa paillote de plage, cet ami d’enfance d’Yvan Colonna, militant indépendantiste corse décédé le 21 mars dernier après sa violente agression dans la prison d’Arles, remue ses souvenirs. Une poignée de clients, touristes retraités pour l’essentiel profitant de la quiétude de l’arrière-saison, finissent leur déjeuner et parfont leur bronzage sans s’imaginer ce que traversent les habitants de ce petit village d’à peine un millier d’habitants.



Sur ses murs s’égrènent pourtant par dizaines, à la bombe de peinture, des prénoms et des visages : celui d’Yvan Colonna, naturellement, souvent accompagné des mots « Gloria à té » (Gloire à toi). Celui de Maxime Susini, régulièrement décrit comme militant nationaliste, écologiste et anti-mafia, abattu à 36 ans le 12 septembre 2019 au matin alors qu’il ouvrait sa paillote de plage - la 1768, date de la constitution corse rédigée par Pascal Paoli - voisine de celle de Philippe. Plus discret, et souvent repoussé aux murets qui bordent la route conduisant au village, le souvenir de Jean-Antoine Carboni, surnommé « Tony », s’écrit en lettres noires depuis son assassinat dans la nuit du 14 août 2020. Et si l’inimitié et la suspicion ont pu régner entre les deux familles des derniers cités, « malgré tout ce qu’on peut entendre, ils ont apporté du bien à Cargèse. Le village a perdu trois hommes de grandes valeurs », estime Philippe. Rares, en effet, sont les villages, en France comme en Corse, qui ont vu la mort violente et non accidentelle de trois de ses enfants en quatre ans. A cette peine s’ajoute encore celle des accidents du quotidien - dernièrement, un jeune s’est tué en voiture. « Ça fait beaucoup pour un petit village comme Cargèse. En ce sens, le village est traumatisé. Cargèse, c’est spécial », résume une habitante, pièce rapportée du continent il y a une décennie de ça à la vie d’ici.

Un village où ne pas discuter des responsabilités juridiques des uns et des autres est un préalable à toute conversation. Ici, il n’y a que des innocents. A commencer par le premier d’entre eux, Yvan Colonna, condamné pour l’assassinat du préfet Claude Erignac, ce que le militant indépendantiste a toujours nié. Un peu plus de six mois après ses obsèques qui ont rassemblé 3.000 personnes au village, la mémoire et l’héritage d’Yvan Colonna ne se cultivent pas seulement sur les murs de l’île où de Bastia à Cargèse, les inscriptions, « Français dehors », figurant de petites bombes, ou célébrant leur héros, marquant un regain de la cause indépendantiste se sont multipliés ces derniers mois.

Yvan Colonna ne laisse pas d’écrits mais une bibliothèque

Sur les grilles et les cyprès de la chapelle familiale où repose désormais « le berger de Cargèse », flottent aux côtés des drapeaux corses, ceux des Kanaks, des Basques et des Bretons. Tout se passe comme si son décès prématuré avait précipité la naissance d’un symbole. « Yvan restera comme un héros corse », assure Félix Bornardi, animateur radio à Ajaccio qui a bien connu le militant jusqu’à son emprisonnement en 2003 et a continué d’échanger régulièrement avec lui durant sa détention. « Mais comme tous les symboles, il deviendra ce que les gens en font. »

« Et le problème c’est que beaucoup de gens vont le faire parler et c’est aujourd’hui qu’il est mort qu’on se rend compte qu’il avait peut-être des choses à dire. Mais qui connaît ses idées ? Ses idées sur la terre, la mer, la jeunesse, l’économie ? Sa vision de l’indépendance ? », questionne Félix. « De tous ceux qui portaient son cercueil, qui l’avait connu ? », poursuit-il. Et pour ne rien arranger, Yvan Colonna ne laisse pas d’écrits derrière lui, mais une bibliothèque fournie constituée lors de sa détention. « On parle d’Yvan comme d’un nationaliste. Le souci avec ce mot, c’est qu’il peut aujourd’hui supposer la même orientation politique que sur le continent. Yvan, ce n’était pas ça. C’était le partage de la terre, l’humanisme, l’ouverture. C’est pourquoi je préfère le mot d’indépendantisme. Il se posait la question de la puissance politique, pas du pouvoir. Pour moi, c’était un anarchiste », avance Félix Bornardi qui explique avoir œuvré avec Yvan, du temps des affrontements internes au FLNC, à ébaucher ce qu’il appelle « un nationalisme de gauche ».

Cette question de l’héritage politique d’Yvan Colonna comme de sa mémoire est encore pour l’heure en suspens. Si sa mort, et les émeutes qui ont suivi en Corse, a permis une reprise des discussions avec l’Etat pour élargir l’autonomie de l’île, le énième rejet le 29 septembre dernier d’une demande de liberté conditionnelle de Pierre Alessandri, un des trois condamnés dans l’assassinat du préfet Erignac, a jeté un froid sur celles-ci. Gérald Darmanin, qui était attendu sur l’île les 6 et 7 octobre a différé sa venue considérant que « les conditions d’un débat serein […] n’étaient pas réunies ». « Il y a les faiseurs de paix, et les faiseurs de guerre », a regretté dans un communiqué Gilles Siméoni, le président du conseil exécutif corse.

A Marignana, Yvan Colonna est arrivé en tête à la présidentielle

Au village, la famille d’Yvan Colonna estime qu’il est encore trop tôt pour s’exprimer sur ces sujets. La tristesse et la colère l’emportent. Ils attendent surtout que la lumière soit faite sur les conditions de sa mort et indique ne pas envisager de travail de mémoire, souhaitant laisser les gens s’en emparer, expliquent-ils. « On a encore trop la haine », résume un cafetier pour qui la mémoire d’Yvan « se trouve sur les murs, mais aussi chez les gens ».


Yvan Colonna (à g.) en 1986 à Cargèse.
Yvan Colonna (à g.) en 1986 à Cargèse. - Alexandre Vella

Sur le comptoir du bar de la paillote de Philippe trône en bonne place une photo battue par le temps et jaunie par le soleil. Celle-ci nous renvoie en 1986. On y voit, à côté de Philippe, un Yvan Colonna vingtenaire, heureux et affalé sur un canapé. A cette époque, il était nageur-sauveteur sur la plage de Péru avec son ami Philippe et footballeur accompli. Sur le terrain, André Di Scala jouait juste devant Yvan. L’ex-numéro 6 de l’AS Cargèse habite aujourd’hui Marignana, un village voisin situé dans les terres qui lors de la dernière élection présidentielle a placé Yvan Colonna en tête du scrutin. « On s’est un peu concerté », sourit-il. Lui se souvient d’Yvan « le berger de Cargèse » qui passait par Marignana à chaque transhumance. « Les bergers sont l’âme de la Corse. Le jour où il n’y en aura plus, sans être passéiste, la Corse s’éteindra », considère-t-il. De là à faire d’Yvan Colonna un symbole de cette âme corse, il n’y a qu’un pas.


Notre dossier sur Yvan Colonna

Car malgré lui, Yvan Colonna est précipitamment « entré dans l’histoire » en rejoignant la longue liste des vaincus de celle-ci. « De ceux qui ont lutté pour l’émancipation et l’autodétermination des peuples et en sont morts », conclut Félix. Yvan Colonna avait nommé son fils aîné Jean-Baptiste, en hommage à Jean-Baptiste Acquaviva, militant du FLNC décédé dans une opération en 1987. Combien de petits Yvan verront le jour en Corse dans les années à venir ? Sans doute trouvera-t-on ici un indice de la popularité de son souvenir chez les plus jeunes.