La vie au bureau est-elle morte avec le Covid-19 ? Oui, pour le meilleur ou pour le pire
TELETRAVAIL•Libératrice pour ceux qui maudissaient « l’hypocrisie » entre collègues, délétère pour le bien-être de certains, la mort de la vie de bureau telle qu’on l’a connue avant le Covid-19 ne fait pas l’unanimitéMarie De Fournas
L'essentiel
- Une étude publiée cette semaine montre que certains employés estiment que la qualité de vie au travail s’est détériorée, notamment le lien humain entre salariés.
- Avec la démocratisation du télétravail dans certaines entreprises, les échanges que l’on pouvait avoir naturellement entre collègues par le passé, et qui participaient à la qualité du collectif, se sont estompés.
- S’ils étaient un facteur de la préservation de la santé au travail, selon la psychologue Daphnée Breton, ils étaient aussi, semble-t-il, une plaie pour certains salariés qui ont répondu à notre appel à témoignages.
Entre Gilbert de la compta, qui ne vient jamais le mercredi et le vendredi parce qu’il emmène ses enfants au foot, ou Nadine au marketing, qui a déménagé à la campagne et n’est là qu’une semaine sur deux, la vie de certaines entreprises a pas mal changé avec la démocratisation du télétravail. Les économies de temps de trajet, le calme et les heures de sommeil en plus font du bien, mais ces absences ont aussi enterré la vie de bureau.
Selon le récent baromètre de la vie au travail ViaVoice, avec la Mutuelle familiale, BloomTime et franceinfo, 67 % des personnes interrogées estiment que le lien humain qui prévalait par le passé entre salariés se détériore assez rapidement. « Au bureau, quand on est dispatché dans tous les sens, soit en présentiel, soit en télétravail, les temps de collectivité et informels sont beaucoup moins faciles », analyse Daphnée Breton, psychologue du travail au Cabinet Sens & Travail. Or, ce sont pendant ces moments à la machine à café, où l’on parle de ses dossiers ou des problématiques rencontrées, « que l’on crée du lien », précise-t-elle.
Moins de spontané
Pour l’experte, les échanges, la communication et l’entraide au travail sont autant d’éléments qui constituent la qualité du collectif : « premier facteur de préservation de la santé au travail ». « S’il y a un bon collectif, il y a la confiance, et donc des bonnes relations entre collègues, moins d’isolement ou de difficultés sans solutions. »
Pour parler avec les absents, il y a désormais toute une panoplie d’outils. Ils se sont multipliés avec le Covid-19 et sont rentrés en quelques mois dans le quotidien des entreprises. Mais pour certains de nos lecteurs, ce n’est pas pareil. « Les réunions Teams, c’est efficace, mais ce n’est pas du présentiel… Difficile d’analyser le langage non verbal », observe l’un d’eux. Les échanges sont ainsi moins spontanés.
Illusion de la performance en télétravail ?
Pourtant, la fin de ces fameux échanges est une aubaine pour celles et ceux qui en avaient marre de ce « flux constant d’interruption de gens qui viennent demander notre avis, notre aide, échanger des infos plus ou moins pertinentes ».
« Il m’est arrivé de sortir d’une journée de travail en présentiel en n’ayant pratiquement rien accompli, là où j’aurai pu enchaîner plusieurs heures ininterrompues et constructives en télétravail », argue ainsi un autre de nos lecteurs. Un argument qui a cependant ses limites, selon Daphnée Breton. « En télétravail, le salarié est très performant sur la journée, car isolé et avec une amplitude de travail plus grande, mais avec un risque de dégradation des conditions de travail s’il n’est pas cadré ».
« Une aubaine pour les employeurs »
Certains ne sortiront donc pas les mouchoirs pour la mort du bureau, et encore moins pour la fin des liens entre collègues. « Il n’y a plus cette tyrannie ou nous ''devions'' aller au café, ou nous devions nous réunir pour des moments de ''partage'' ou de ''convivialité'' tout à fait artificiels », se réjouit un internaute. « Moins de jalousie, moins d’hypocrisie, moins de stress, moins de ''m’as-tu-vu'', moins de rumeurs, moins de défilés de mode, maquillage », énumère un autre, tandis qu’un dernier l’affirme : « les collègues sont des collègues, pas des amis ».
Et ils ne sont pas les seuls à se frotter les mains, certains employeurs aussi. « Avant, les représentants du personnel avaient un accès direct aux salariés. Aujourd’hui, on a plus de mal à s’organiser, à faire descendre les informations », souligne Daphnée Breton. Pour elle, l’éclatement du collectif génère souvent plus d’individualisme et moins de solidarité. Par exemple, Gilbert veut le lundi en présentiel pour l’équipe, mais Nadine le jeudi. Pourquoi doit-il faire l’effort de décaler son jour ? « C’est une aubaine pour les employeurs, car tout cela affaiblit le rapport de force », assure la psychologue du Travail.
Des numéros interchangeables en flex-office
Et la situation ne risque pas de s’améliorer avec l’instauration du flex-office. Certaines boîtes ont ainsi saisi l’opportunité du télétravail pour louer des locaux plus petits, dans lesquels aucun employé n’a de bureau attribué. En ne se retrouvant pas à côté de ceux avec qui l’on doit travailler, « on perd en fluidité d’information et d’échange », note Daphnée Breton. Dans ces conditions : à quoi bon venir ?
De manière plus profonde, selon l’experte, le flex-office pose la question « quelle est ma place dans l’entreprise ? ». « En n’attribuant pas de place aux employés, on ne prend pas en compte les spécificités des métiers de chacun, on standardise tout et on considère que l’on peut travailler n’importe où. Les salariés peuvent éprouver un manque de reconnaissance de l’employeur, se voir comme des numéros interchangeables. » Pas sûr que cela participe à la qualité de vie au bureau