INTERVIEWEntre Marseille et les Italiens, une passion faite de tensions

Exposition « Marseille, l'Italienne » : « Les Italiens retrouvent de la visibilité », relève Stéphane Mourlane

INTERVIEWHistorien et commissaire de l’exposition « Marseille l’Italienne », aux archives municipales, Stéphane Mourlane revient sur cette longue histoire passionnelle entre les Italiens et la cité phocéenne
Caroline Delabroy

Propos recueillis par Caroline Delabroy

L'essentiel

  • L’exposition « Marseille l’Italienne » se tient jusqu’à fin mars aux archives municipales de la ville.
  • Comme le souligne Stéphane Mourlane, historien et l’un des commissaires de l’exposition, la présence des Italiens à Marseille est ancienne.
  • Aujourd’hui, le maire Benoît Payan revendique cette identité italienne. Elle participe du Marseille cosmopolite, même si l’histoire des Italiens à Marseille montre que les tensions ont pu être vives.

«Cette histoire, c’est aussi mon histoire ». A peine élu maire de Marseille, Benoît Payan s’inscrit dans le récit des « pauvres immigrés italiens, des Babis arrivés à pieds des Alpes italiennes, des Ritals débarqués en bateau de Naples, sans autre bagage que leur soif de vivre ». Au travers de l’exposition « Marseille l’Italienne », jusqu’au samedi 12 mars 2022, les archives municipales de la ville veulent dépasser le cliché de l’immigré italien et raconter la réalité quotidienne de cette présence italienne à Marseille. Rencontre avec Stéphane Mourlane, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Aix-Marseille, et l’un des commissaires de l’exposition aux côtés de Jean Boutier (Centre Norbert Elias/EHESS) et Sylvie Clair (Archives de Marseille).

De quand date cette « relation passionnelle », comme vous la qualifiez, entre Marseille et l’Italie ?

Stéphane Mourlane, maître de conférences à l'université Aix-Marseille
Stéphane Mourlane, maître de conférences à l'université Aix-Marseille - Agnès Maury

Marseille une ville marquée de longue date par la présence italienne, bien avant même que l’Italie n’existe en tant qu’État nation avec l’unification au milieu du XIXe siècle. On pourrait remonter jusqu’à l’Antiquité. Dans le cadre de cette exposition, nous avons fait le choix de commencer cette histoire, cette familiarité entre Marseille et l’Italie, au Moyen-Âge, à une époque où les liens commerciaux sont étroits. Les Italiens ne sont alors pas considérés comme des étrangers, mais des habitants du royaume d’Italie. Et avec le comté de Provence, Marseille entre dans l’empire romain germanique. On relève aussi que lorsque, vers le milieu du XIIe siècle, les habitants de Marseille veulent s’affranchir du pouvoir de l’évêque, ce sont les « communes » italiennes qui leur servent de modèle. La ville fait alors appel à plusieurs reprises à des magistrats italiens pour la diriger.

Que change la « grande immigration italienne » ?

Cette grande vague d’immigration, à partir de la fin du XIXe siècle, vient surtout du nord de l’Italie, qui est alors un pays qui n’est pas rentré dans la révolution industrielle et où la pression démographique est forte. En France, et à Marseille, il y a en revanche besoin de bras, de main-d’œuvre pour alimenter la croissance industrielle. A Marseille, cela se traduit par une augmentation exponentielle du nombre d’Italiens : ils sont plus de 100.000 à la veille de la Première Guerre mondiale, soit plus d’un habitant sur cinq de la ville.

Est-ce qu’il existe, comme à New York, une « petite Italie » ?

Non, pas véritablement. On a pu parler de « Petites Naples » à propos du quartier Saint-Jean à proximité du Vieux-Port, où se sont installés des pécheurs en provenance de petits villages côtiers du royaume de Naples. Pour le reste, les Italiens se sont installés partout où il y a du travail, à proximité des usines. Et si dans certains quartiers, comme la Belle-de-Mai par exemple, leur part est importante dans la population, leur présence n’y est pas exclusive. Les regroupements de population se font d’ailleurs moins par nationalité que par origine locale et régionale, selon le principe des filières migratoires.

Certains villages piémontais se sont ainsi comme « déplacés » à certains endroits de la ville. Les Italiens se sont aussi installés dans des quartiers plus bourgeois, ceux qui ont réussi à l’image des Storione. Ces meuniers, à qui l’on doit la farine Francine puis le pain Banette, font partie de ces grandes familles italiennes à Marseille. Dans ces quartiers, les domestiques sont aussi pour beaucoup des Italiennes : cuisinières et les nourrices piémontaises étaient très recherchées.

Pour le reste, les quartiers italiens sont des quartiers ouvriers et l’italianité s’y manifeste de différentes manières : on se rassemble dans des associations, dans des églises, dans des cafés pour jouer à des jeux italiens. Commerces et restaurants proposent des produits et plats du pays. La pizza est ainsi introduite en France à Marseille. Il y a aussi une proximité culturelle indéniable entre le provençal et le dialecte italien.

Jusqu’à quand dure cette forte proximité ?

Dans l’entre-deux-guerres, Marseille est la ville la plus italienne d’Europe, hors l’Italie. Elle est aussi un port important de l’émigration italienne, avec une liaison directe avec New York dès 1881, mais aussi à destination de Buenos Aires et Rio de Janeiro. Ceux qui se fixent à Marseille constituent, avant la Première Guerre mondiale, près de 90 % des étrangers en ville. Et si leur part diminue par la suite, ils demeurent, comme dans le reste de la France, la première nationalité étrangère jusque dans les années 1960.

Et aujourd’hui, peut-on toujours qualifier Marseille d’italienne ?

Aujourd’hui, la présence italienne à Marseille est importante et renouvelée. On a affaire à une nouvelle émigration de jeunes gens à haut niveau de qualification, on peut en témoigner à l’université. Le rapport à l’Italie a évolué aussi, avec une valorisation de la culture italienne ; il y a un véritable goût de l’Italie. Cela n’a pas toujours été le cas. Il faut rappeler que les Italiens ont été, y compris à Marseille, plutôt mal accueillis.

L’épisode des « vêpres marseillaises », en juin 1881, est un événement marquant à ce titre. Il se déroule sur fond de rivalité forte sur le marché de l’emploi. La France vient d’établir un protectorat sur la Tunisie. Des sifflets sont entendus au retour des troupes françaises sur le port. Le club national italien, qui a sorti le drapeau italien, est montré du doigt. Plusieurs jours de chasse aux Italiens s’ensuivent dans la ville, avec trois morts et 21 blessés. C’est un événement considérable, qui a eu des conséquences sur le plan international. Il va contribuer à pousser l’Italie à l’alliance avec l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie.

Avec cette exposition, diriez-vous que la mémoire italienne de Marseille est réhabilitée ?

A Marseille, cette mémoire de l’immigration italienne avait un peu disparu. On assiste à un retour de mémoire de la part des descendants. Les Italiens retrouvent de la visibilité. Au cinéma par exemple, avec le film Rouge Midi dans lequel, en 1985, Robert Guédiguian met en scène une Calabraise installée dans le quartier de l’Estaque dans les années 1920. On peut aussi citer la fameuse trilogie des romans de Jean-Claude Izzo, fils d’Italien, qui fait de son héros, le commissaire Fabio Montale, un immigré transalpin.


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Il ets intéressant de relever également que Akhenaton du groupe IAM (de son véritable nom Philippe Fragione) met en avant fréquemment son héritage napolitain. Le fait que le nouveau maire aussi revendique cette identité italienne participe de ce retour de mémoire. Il y a aussi, sans doute, une dimension politique dans ce type de discours valorisant le brassage et le cosmopolitisme marseillais. Même si, et l’histoire des Italiens le montre, les tensions ont pu parfois être vives.