INTERVIEWDes ados rencontrent des déportés… « Ils s’en souviendront toute leur vie »

Des ados à la rencontre de rescapés des camps… « Ils s’en souviendront toute leur vie »

INTERVIEWDans « Rescapés, leur ultime transmission », l’auteure et photographe Karine Sicard Bouvatier a tissé un fil entre deux générations pour perpétuer la mémoire de cette tragédie de l’histoire française
Delphine Bancaud

Propos recueillis par Delphine Bancaud

L'essentiel

  • Ce dimanche a lieu la journée nationale du souvenir des victimes de la déportation. L’occasion pour 20 Minutes d’interroger Karine Sicard Bouvatier, l’auteure de Déportés, leur ultime transmission*, qui vient de paraître.
  • Un livre qui relate la rencontre de vingt-cinq rescapés des camps avec des adolescents ayant leur âge au moment de leur arrestation.
  • Depuis, sept des déportés qui ont témoigné se sont éteints, mais leur histoire est désormais éternelle.
Karine Sicard Bouvatier, auteure et photographe.
Karine Sicard Bouvatier, auteure et photographe.  - Hélène Bouvatier

Créer des ponts entre les générations, transmettre l’Histoire et les leçons de vie. Pendant deux ans et demi, Karine Sicard Bouvatier, auteure et photographe, a organisé des rencontres entre des rescapés des camps durant la Seconde Guerre mondiale et des jeunes ayant leur âge au moment de leur arrestation. Des moments bouleversants qu’elle a immortalisés et qui figurent dans son livre Déportés, leur ultime transmission*, paru récemment en librairie. Pour 20 Minutes, et à l’occasion ce dimanche de la Journée nationale du souvenir des victimes de la déportation, elle revient sur ce passage de relais historique.

Comment vous est venue l’idée de mettre en relation des jeunes et des déportés ?

En 2018, j’ai rencontré Yves Bokshorn, déporté à Mauthausen, et Pierre Gascon, déporté à Buchenwald. Mes enfants avaient à peu près l’âge qu’ils avaient au moment de leur déportation. Je me suis dit qu’il restait en France peu de rescapés des camps (une cinquantaine en 2018) et que nos enfants seraient la dernière génération à pouvoir les rencontrer. Et qu’il fallait organiser ce passage de relais au travers de portraits et de témoignages.

J’avais conscience qu’il fallait faire vite car ils avaient entre 92 et 98 ans. Et d’ailleurs, sur les vingt-cinq déportés que j’ai rencontrés, sept sont désormais décédés.

Comment êtes-vous entrée en contact avec ces rescapés ?

Par l’intermédiaire du Mémorial de la Shoah, d’associations de déportés ou par le bouche-à-oreille. Lorsque je leur ai proposé de participer à ce projet, aucun ne m’a opposé de refus. Ce qui les a poussés à participer à mon projet, c’est qu’il s’agissait d’un dialogue avec un jeune et qu’ils avaient conscience qu’ils allaient bientôt s’éteindre.

J’ai sillonné la France pour aller à leur rencontre pendant deux ans et demi ; vingt-trois d’entre eux ont été déportés parce qu’ils étaient juifs, et deux car ils étaient résistants.

Avaient-ils tous déjà témoigné de leur histoire ?

Pas tous. Par exemple, Yves Bokshorn ne l’avait jamais fait. Mais même pour ceux qui avaient déjà raconté moult fois leur histoire, en parler restait très douloureux. Une fois sur deux, il y avait des larmes. Leur discours sur le sujet n’était pas rodé. Même si soixante-quinze ans étaient passés, l’émotion était toujours intacte. Et malgré leur âge avancé, leur mémoire était restée très précise : ils se souvenaient très bien des dates, évoquaient très précisément les sensations de froid, de coups, de souffrance, de faim… Les rares gestes de solidarité reçus de la part d’autres déportés étaient aussi restés très ancrés.

Pour beaucoup de rescapés des camps, parler de leur histoire à leurs propres enfants a été très difficile, voire impossible. Était-ce le cas pour eux ?

Oui. Elie Buzyn m’a dit qu’en parler à ses enfants, c’était comme leur injecter une seringue de poison. Il ne voulait pas leur transmettre un traumatisme. C’était un peu moins compliqué d’en parler à des inconnus.

Pour votre ouvrage, vous avez choisi des jeunes de différentes origines sociales et de religions diverses. Pourquoi ?

J’ai voulu représenter une forme de diversité chez ces jeunes, car l’histoire des déportés n’a rien de communautaire, elle appartient à tous. Et chaque adolescent doit participer à la lutte contre l’antisémitisme à son niveau. Moi-même, je suis protestante et la Shoah m’a beaucoup hantée. L’exercice de mémoire est essentiel.

Les adolescents se sont-ils identifiés aux déportés, et réciproquement ?

En écoutant ces témoignages de nos aînés, ils se sont mis à leur place. Gaston, 11 ans, qui a rencontré Léon Placek, a écrit après leur rencontre : « Il avait mon âge, comment aurais-je fait ? » Beaucoup étaient très impressionnés et peu disserts. Ils étaient fascinés par le courage de ces personnes qui revenues de si loin. Ils ont compris qu’il fallait être attentif à la détresse humaine et porter la lutte contre l’antisémitisme.

L’effet miroir a aussi joué chez les rescapés des camps qui, en regardant l’adolescent en face d’eux, se sont revus au même âge, lorsque cette tragédie s’est abattue sur eux.

Esther Sénot, déportée à 15 ans et Jeanne.
Esther Sénot, déportée à 15 ans et Jeanne. - Karine Sicard Bouvatier.

Vos photos dévoilent des gestes de tendresse entre le ou la rescapé(e) et le jeune. Certains ados semblent même protéger leur aîné(e). Comment l’expliquez-vous ?

Il s’est noué comme un lien familial entre eux. La plupart des enfants ont d’ailleurs écrit un mot de remerciement après leur rencontre. Mais ils ne sont pas forcément restés en contact régulier, car chacun est reparti dans sa vie. Reste que les adolescents ont été très marqués. Ils en ont parlé à leurs proches et s’en souviendront toute leur vie.

Les rescapés ont adressé des conseils aux jeunes, dont celui de développer une conscience politique. Comment l’expliquez-vous ?

Ils leur ont recommandé d’être attentifs à la marche du monde, de veiller sur la démocratie, de s’opposer aux propos d’exclusion, afin de rester toujours vigilants face au risque de tragédie.

* Déportés, leur ultime transmission, de Karine Sicard Bouvatier, Edition de la Martinière, 25 euros.