INTERVIEW100.000 morts après, comment les pompes funèbres ont fait face à la crise ?

Coronavirus : Dans les pompes funèbres, « il y a eu des sacrifices de faits mais pas aux dépens des défunts »

INTERVIEWJuliette Cazes, chercheuse en thanatologie, a vécu les deux premières vagues du Covid-19 dans un service de pompes funèbres
Rachel Garrat-Valcarcel

Propos recueillis par Rachel Garrat-Valcarcel

L'essentiel

  • C’est officiel depuis jeudi soir : le Covid-19 a fait, au moins, 100.000 victimes en France depuis le début de l’épidémie.
  • Les services de pompes funèbres ont dû faire face à un afflux de défunts inédits. Un défi de logistique mais aussi de dignité.
  • Juliette Cazes, chercheuse en thanatologie, raconte à 20 Minutes comment elle a vécu sa formation dans un service de pompes funèbres, en pleine crise.

Officiellement en France, 100.000 personnes sont mortes du Covid-19 en un peu plus d’un an. Si une partie de ses personnes seraient mortes sans la pandémie, il y a bien eu, en France, depuis un an, une très nette surmortalité.

Une situation très complexe à gérer pour des questions de logistique mais aussi de dignité pour les services de pompes funèbres. Juliette Cazes, chercheuse indépendante en thanatologie, autrice de Funèbre ! (Editions du Trésor) sur les rites funéraires dans le monde, était en pleine formation dans un service de pompes funèbres pendant les deux premières vagues de l’épidémie. Elle raconte à 20 Minutes comment sa structure a dû s’organiser.

Comment les pompes funèbres ont affronté la crise sanitaire et ses vagues de décès ?

D’abord il fallait définir quoi faire. On a eu énormément d’informations contradictoires, on ne savait pas quel protocole appliquer. En temps normal on a déjà des protocoles pour les maladies et on ne savait pas si on devait se baser sur ce type de référentiel ou attendre autre chose. On a donc été à tâtons. Ensuite, il a fallu affronter les premières vagues de décès. L’ambiance était vraiment étrange car il arrivait qu’il y ait une file de corbillards devant l’hôpital quand on allait chercher des corps, vu le nombre à récupérer. Au niveau logistique c’était difficile : d’habitude les défunts vont d’abord dans les frigos de la chambre funéraire. Seulement, les défunts Covid étaient directement mis en bière, c’est-à-dire dans le cercueil fermé, à l’hôpital. Ce n’est pas la même chose d’entreposer des cercueils, surtout qu’il y a des individus dedans… Alors on doit trouver des solutions pour que tout se fasse le plus respectueusement possible. Mais la question de la place s’est vite posée : on pouvait condamner un salon funéraire, deux, mais pas trois pour accueillir les morts « non-Covid » et leurs proches. Il pouvait arriver qu’il y ait plusieurs cercueils par salons en attendant que les familles viennent.

Estimez-vous qu’au plus fort de la crise, des défunts n’ont pas été traités avec la dignité qui s’impose, faute de moyens et de place ?

Je ne crois pas. Notre métier c’est quand même de respecter le défunt de A à Z, ça, on ne le perd pas d’esprit. Je dirais que les sacrifices ont été faits par rapport à nous, employés de pompes funèbres. Par exemple quand il n’y avait plus de stocks de protection individuels : il y a des moments où on a été moins protégés. Malheureusement on n’avait pas d’autre choix que le système D. Il y a eu des sacrifices de faits, ça, je l’entends partout, mais toujours aux dépens de notre protection, pas aux dépens des défunts.

Vous avez été aidés dans cette période compliquée à gérer ?

On a été un corps de métier très ignoré par les déclarations officielles depuis le début de la pandémie. Les pompes funèbres sont aussi en première ligne puisque nous allons chercher les corps : qu’ils soient contaminés ou non on est quand même sur le terrain. Pour autant, le métier ne bénéficie par exemple pas du tout des mêmes choses que le corps soignant, par exemple par rapport aux crèches ou la garde d’enfants.

Il y avait des règles particulières pour la gestion des morts du Covid qui, comme vous l’avez dit, étaient directement mis en bière. Donc on ne pouvait pas voir les corps. Ça a été difficile à gérer vis-à-vis des familles ?

Oui, très difficile. Parce que voir le corps permet d’acter le décès, c’est une étape importante pour une famille. Souvent, quand on ne voit pas le corps d’un défunt on peut s’imaginer plein de choses qui ne sont pas réalistes. On se pose des questions : qu’est-ce qui lui est arrivé ? Comment on l’a traité ?…. Présenter le corps est rassurant. Or, dans certains cas, les familles n’ont même pas pu faire « le dernier au revoir » à l’hôpital, et elle passe directement du souvenir de la personne en vie au cercueil fermé : c’est très violent. Il a fallu aider les gens à vraiment ritualiser le deuil, qu’il soit religieux ou non, les accompagner deux fois plus dans un contexte très difficile. Même pour nous c’était différent : c’était aussi étrange de travailler avec des cercueils fermés. On n’avait pas le même contact que d’habitude avec les défunts, même si on les avait vus au moment de la mise en bière.

Beaucoup de gens ont été privés d’au moins une partie de leur deuil en ne pouvant assister à des obsèques ou se réunir entre proches d’une personne disparue. Etre privé de cet « évènement » ça augmente le deuil ou ça l’efface un peu ?

On peut quand même aujourd’hui assister aux obsèques, mais c’est vrai qu’il y a eu une période de flou où on ne savait pas si on pouvait aller dans les cimetières, s’ils étaient ouverts… Il y a eu un bouleversement : comme je le disais, passer de la personne en vie à l’étape du cercueil sans pouvoir la voir à nouveau c’est très compliqué. Il a fallu apprendre à ritualiser autrement et ça c’est très nouveau pour nous. Dans l’histoire on a beaucoup de deuils qui se sont faits sans le corps, il y a même beaucoup d’exemples, et je crois qu’on est dans un cas similaire ici, où cette étape manque. Je pense par contre que ce qui se passe en ce moment va nous obliger à trouver de nouvelles façons de ritualiser le deuil. On est sur des modèles assez traditionnels or cette épidémie fait que plein de gens qui n’étaient pas confrontés à la mort dans leur quotidien le sont désormais. Ça nous pousse à réfléchir à notre mort et à celle des autres. Pour le moment on n’a pas assez de recul bien sûr : des gens qui ont perdu un proche l’année dernière sont peut-être encore en deuil aujourd’hui. Donc il est encore difficile de voir quel impact aura la pandémie sur nos rituels de deuil.