Non, l’œuvre de Molière ne va pas être réécrite pour devenir plus accessible
FAKE OFF•Un tweet relatif à une initiative autour de l'oeuvre de Molière a provoqué une vague d'indignation en ligneAlexis Orsini
L'essentiel
- A en croire nombre d’internautes, Molière aurait, plusieurs siècles après sa mort, toutes les raisons de se retourner dans sa tombe.
- En cause ? La prétendue réécriture de son œuvre en vue de la simplifier pour les écoliers d’aujourd’hui, ses textes étant jugés trop difficiles.
- Aucune initiative de ce genre n’est cependant prévue au niveau national : un tweet de France Culture a été mal interprété.
«Décadence », « adieu la culture française », « de l’art de tirer les gens vers le bas… » Qu’est-ce qui peut bien causer une telle vague de consternation sur les réseaux sociaux ? Un simple tweet de France Culture, publié le 12 février, pour relayer une émission sur… l’œuvre de Molière.
« Des jeunes auteurs et autrices vont réécrire les pièces de Molière pour que les élèves puissent y avoir accès plus facilement, ou du moins, d’une manière nouvelle. La langue de Molière est-elle devenue trop ardue pour les écoliers d’aujourd’hui ? », pouvait-on lire dans ce message, vite relayé par des internautes anonymes comme par certaines personnalités politiques.
A l’instar d’Aurore Bergé, présidente-déléguée du groupe La République en marche (LREM) à l’Assemblée nationale, qui n’a pas manqué de s’indigner : « Sous couvert d’un prétendu égalitarisme, on considère donc que certains élèves ne pourraient avoir accès à Molière. C’est insultant pour eux. Jourdain, Harpagon, Sganarelle, Scapin, Martine, Chrysale, Angélique, Agnès, Orgon, Argan ou Horace sont à tout le monde. »
Mais si la toile s’est emballée en pensant que l’œuvre du célèbre dramaturge français disparu le 17 février 1673 serait simplifiée à l’échelle nationale, il n’en est rien.
FAKE OFF
Une simple écoute de l’émission « Affaire en cours » relayée par le tweet – ou une lecture de l’article associé – permet de constater que Le Misanthrope, L’Avare ou encore L’Ecole des femmes ne vont pas faire l’objet d’une réédition, la réécriture évoquée faisant partie d’un projet bien délimité.
« En partenariat avec la Comédie-Française, l’initiative 10 sur 10 [...] invite des jeunes auteurs et autrices francophones à réécrire les pièces de Molière pour que les élèves puissent y avoir accès plus facilement, ou du moins, d’une manière nouvelle […]. L’objectif de l’initiative pédagogique 10 sur 10 est de permettre à dix auteurs et autrices francophones de proposer, grâce à Molière, de nouvelles pièces destinées essentiellement à l’enseignement du français en langue étrangère (FLE) », précise ainsi d’emblée l’article de France Culture.
Le site de l’initiative 10 sur 10, portée par Drameducation, le centre international de théâtre francophone en Pologne, nous apprend d'ailleurs que ce projet propose chaque année « des résidences d’écriture qui réunissent […] dans un bel endroit en Pologne des auteurs venus des quatre coins du vaste monde francophone, une collection qui publie chaque année les textes issus de ces résidences ». Le résultat ? « Dix pièces courtes, rythmées, actuelles de 10 pages et 10 personnages tout spécialement écrites pour un public de jeunes qui apprennent le français. »
Mais c’est bien à partir de cette initiative que l’émission « Affaire en cours » de France culture s’interrogeait sur la difficulté potentielle des textes de Molière pour les écoliers francophones de 2021, invitant Marc Escola, professeur à l’université de Lausanne et spécialiste de la littérature des 17e et 18e siècles, à s'exprimer à ce propos.
« Nul doute que Molière aurait procédé à la modernisation de la langue de ses pièces »
« Est-ce que la langue de Molière […] est trop ardue pour les élèves français et francophones ? La réponse est oui ! Le théâtre de Molière s’est éloigné de nous, il est éloigné de plusieurs siècles » estime-t-il à partir de 1’54 dans le replay de l’émission, en évoquant notamment, à titre d’exemple, la pièce des Femmes savantes, dans laquelle l’expression « étrange image », qui renvoie au « phallus », ne « parle plus immédiatement aux élèves d’aujourd’hui ».
Contacté par 20 Minutes, Marc Escola, qui déplore cette polémique illustrant « la façon dont les réseaux sociaux se nourrissent d’eux-mêmes sans que personne ne prenne le temps de s’arrêter un peu, pour s’informer vraiment et tenter de penser », précise : « Molière n’a pu donner qu’une seule édition de quelques-unes seulement de ses pièces, mais nul doute qu’il aurait procédé comme Racine ou Corneille qui ont modernisé la langue (lexique, syntaxe, concordance des temps et même ponctuation) à chaque fois qu’ils ont pu réimprimer leur théâtre. […] L’édition posthume de 1682 de son oeuvre] est due à des comédiens de la troupe de Molière qui ont sans nul doute modifié le texte, a fortiori pour les pièces qui n’avaient pas été imprimées du vivant du dramaturge. »
« Quel éditeur aujourd’hui renoncerait à moderniser au moins l’orthographe ? »
« Rappelons que les textes de théâtre imprimés ne sont pas les textes joués : pour les Précieuses ridicules, on dispose d’un abrégé signé par une des premières spectatrices, elle-même femme de lettres, Catherine Desjardins (la future Madame de Villedieu), qui ne correspond pas au texte que Molière avait fait imprimer. Et quel éditeur aujourd’hui renoncerait à moderniser au moins l’orthographe ? », poursuit le spécialiste.
Aux yeux de Marc Escola, les extraits – disponibles en ligne – des réécritures de Molière réalisées dans le cadre de l’initiative 10 sur 10 « paraissent témoigner d’une réelle inventivité et surtout d’une envie de rire avec Molière, ce qui est la plus belle façon de témoigner de la vitalité de son comique (sans préjuger de l’actualité de son théâtre). »
« Molière n’a pas besoin d’être "dépoussiéré" : parce que le théâtre de Molière est un théâtre écrit par un comédien, il suffit et il faut jouer avec lui – tous les comédiens savent que chacune de ses pièces est une "école". Ceux qui croient devoir vouer un culte à son génie prétendument éternel devraient y prendre garde : ils en auront bientôt fait une momie. Ou un totem », avertit enfin Marc Escola.