Agen : « Je ne savais pas que ce que je subissais était mal », raconte une victime d’inceste suivie dans un centre spécialisé unique en France
REPORTAGE•Le secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance Adrien Taquet a visité ce jeudi la maison d’accueil Jean-Bru à Agen, seul centre spécialisé pour les victimes d’inceste en FranceElsa Provenzano
L'essentiel
- Adrien Taquet, secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance, a visité ce jeudi le seul centre de prise en charge des victimes d’inceste qui existe en France, à Agen.
- D’anciennes pensionnaires de cette maison d’accueil ont témoigné auprès de lui et lui ont adressé des demandes pour améliorer la prise en charge des victimes.
- Le centre a mis au point une méthode d’encadrement qui vise à une libération progressive de la parole et à un accompagnement vers une réinsertion sociale.
«Ne mettez pas mon nom, c’est celui de mon père », précise Jessica, 18 ans, interrogée par 20 Minutes. Elle est arrivée en 2014 à la maison d’accueil Jean-Bru à Agen, qui prend en charge depuis 1996 des jeunes filles victimes d'inceste placées par les juges pour enfants. Avec d’autres « anciennes » de cette structure agréée par le Département, elle a rencontré ce jeudi Adrien Taquet, secrétaire d’Etat chargé de la protection de l'enfance. Il a annoncé à l’occasion de sa visite qu' Elisabeth Guigou présiderait la commission sur l’inceste, qui vient d’être créée.
Le centre est installé dans un bel immeuble en pierres du centre-ville d’Agen, une propriété familiale dont le Docteur Nicolas Bru a fait don à l’association du même nom. Elle y a développé un modèle d’accueil unique en France qui permet à 25 jeunes filles âgées de 10 à 21 ans, encadrées par des éducateurs, de se reconstruire dans un environnement adapté.
Six jeunes filles sont présentes ce jeudi. Certaines ont quitté l’établissement il y a quelques mois, d’autres plusieurs années. Elles y ont rencontré des amies et certaines parlent même de « seconde famille ».
« Un tremplin pour se reconstruire »
« Je ne savais pas que ce que je subissais était mal et je n’ai pas connu les raisons de mon placement à neuf ans, autrement qu’à travers des discussions avec d’autres jeunes filles de la structure, d’où l’intérêt d’avoir une structure spécialisée sur les violences intrafamiliales », raconte Angélique, une ancienne pensionnaire. Elle a été placée pour négligence familiale, et a subies des violences sexuelles dans sa famille d’accueil. « On pense que ce qu’on vit à la maison, cela se passe dans les autres foyers et comme ça touche au corps et à l’intime, on n’en parle pas avec les autres », ajoute-t-elle. Viennent ensuite les sentiments de honte et de culpabilité quand elles comprennent que ce qui leur est arrivé n’est pas normal.
« Je suis arrivée en 2013, après mes révélations, et je suis restée ensuite jusqu’à mes 21 ans. Ça m’a servi de tremplin, livre Anaïs, 22 ans. Il y a une mise en confiance et je me suis sentie en sécurité. Il y a toujours des choses qui restent difficiles, mais j’ai fait ma plus grosse partie du travail ici. » Grâce à des visites sous médiation avec sa mère pendant son séjour, elle a gardé un lien avec sa famille maternelle, mais aucun du côté paternel.
Laetitia, 26 ans, venue il y a vingt ans, avec sa sœur Christine, son aînée de deux ans, parle elle aussi de la maison d’accueil comme d'« un tremplin pour [se] reconstruire ». Elle souvient de la difficulté de quitter leur région, l’Alsace, et tous les gens qu’elles connaissaient, pour venir à Agen. « Ce qui m’a aidé à l’adolescence et encore aujourd’hui, c’est l’écriture », pointe Christine.
C’est une expérience beaucoup plus récente pour Jessica, jeune majeure qui a quitté « Jean-Bru » cet été. « Cela a été compliqué : être dans cette structure me rappelait tout le temps que j’étais victime d’inceste, raconte-t-elle, la gorge un peu nouée. D’un autre côté, les autres filles comprennent mieux ce que j’ai vécu. » Agressée par son père et son frère, elle peut se tourner vers l’avenir même si elle attend depuis plus de cinq ans qu’ils soient traduits devant la justice. « S’ils sont jugés tant mieux mais je ne vais pas m’attacher qu’à ça », relativise la jeune fille qui passe en janvier des tests pour intégrer l’Armée de terre.
Viser une réinsertion sociale
« Elles restent en moyenne deux à trois ans ici, elles sont scolarisées et ont une vie normale avec un accompagnement éducatif et psychologique », explique Nathalie Mathieu, directrice de la maison d’accueil. « Progressivement il y a un lien de confiance qui se crée et on peut travailler avec elles sur leur insertion dans la société », précise Laetitia Garimbay, éducatrice et coordinatrice de service des appartements extérieurs.
Un peu à part des autres, un petit appartement indépendant, mais situé dans l’enceinte de la maison, permet de proposer une transition en douceur aux jeunes filles, avant qu’elles n’intègrent des logements extérieurs à la structure. Une fois là-bas, elles continuent à garder des contacts réguliers avec les éducateurs.
« Le fait d’être ici a un effet de reconnaissance, or un des problèmes majeurs [dans le cas d’inceste] c’est la question du déni, de la nomination, souligne Patrick Ayoun, pédopsychiatre, superviseur régulateur et membre du conseil scientifique. L’avantage le plus important du centre est de leur permettre de renouer avec la communauté humaine car quand on est victime de l’inceste on a l’impression d’être exclu même de l’espèce humaine ». Ce spécialiste œuvre avec l’équipe de travailleurs sociaux qui encadre les jeunes filles et qui, elle aussi, a besoin de soutien pour faire face aux récits terribles des victimes.
Améliorer la prise en charge
La directrice de la maison d’accueil note que les travailleurs sociaux par manque de formation se retrouvent démunis pour repérer les victimes d’inceste. Les jeunes filles prises en charge dans son centre arrivent souvent après des « parcours chaotique », dans le circuit de la protection de l’enfance et sont parfois présentées comme des « incasables » à qui on donne « une dernière chance ».
« La création de la commission doit contribuer à faire que l’inceste devienne un sujet de société dont on s’empare tous, cela a mis trente ans pour les violences conjugales et c’est très difficile de faire baisser les féminicides mais tout le monde s’y emploie, a conclu Adrien Taquet. C’est le même cheminement pour les violences sexuelles sur les enfants ». Reste que l’inceste est un tabou encore plus grand et que le chantier s’annonce complexe.
A « Jean-Bru », on espère que l’exemple de la maison d’accueil contribuera à une meilleure prise en charge de cet « angle mort » de la protection de l’enfance.